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Ecosia : Le Moteur De Recherch

16 janvier 2011 7 16 /01 /janvier /2011 02:23

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Edition : Bookclub

 

 

Lorsque, dans son récent essai, Annie Le Brun parle de Sade, du roman noir ou du surréalisme, elle reste fidèle à elle-même et à ses livres antérieurs, revenant à quelques-uns de ceux qui ont fait valoir la face obscur de l'humain. Mais, cette fois, elle élargit l'angle de vue et procède au grand rassemblement des univers philosophiques et littéraires qui ont pris en charge cette « noirceur ».

 

Elle va ainsi nous promener au long de trois siècles, mettant en évidence les œuvres minoritaires qui ont fait utilement valoir le mal et sa négativité en permettant à l'homme de libérer son imagination et de se libérer tout court. La grande question pour elle est donc celle d'un « noir » que la pensée contemporaine refoule méthodiquement, bloquant tout désir vrai. Ainsi sa thèse sera que, dans notre monde de rationalité technologique, plus aucune place n'est laissée à la si nécessaire possibilité de rejoindre la part d'inhumanité qui est en nous.

Annie Le Brun va donc mettre en présence deux champs de forces : celui du contrôle outrancier de la vie, celui du surgissement de cette même vie. Elle se contentera de stigmatiser le premier ; elle tentera de ranimer le second en rappelant quels furent ses hérauts dans le domaine de l'art et de la pensée. Mais Annie Le Brun commence par baliser son domaine d'investigation à partir d'emblématiques catastrophes. Elle fait ainsi du tremblement de terre de Lisbonne de 1755 une grande origine dans la mesure où ce séisme apprit à l'homme à extraire du carcan religieux les grands malheurs susceptibles de l'atteindre. Elle pointe ensuite comme double terminus Auschwitz et Nagasaki, massacres collectifs qui, deux siècles plus tard, sont cette fois le produit de l'homme même et d'une scission chez lui entre imagination et pouvoir d'action.

Dès l'époque des Lumières, observe l'auteure, les penseurs les plus importants feront la part qu'il faut à la négativité mais ils n'en tireront pas toutes les conséquences. Ainsi de Hegel qui, dans sa célèbre préface à La Phénoménologie de l'esprit, affirme « la puissance prodigieuse du négatif » mais pour la positiver ensuite dans l'idée de Progrès. Ainsi encore de Goethe qui conceptualise cette même puissance sous la forme du démonique mais sans réussir à exprimer la démesure radicale de ce qui fait le « noir ». 

Ce sont par conséquent des écrivains et des artistes qui vont véritablement prendre en charge l'excès du négatif et, en tête de leur lignée, le marquis de Sade, cher à Annie Le Brun. Venant d'évoquer Hegel, elle note à propos du divin marquis : « Aussi est-il pour le moins troublant qu'une vingtaine d'années plus tôt, Sade ne se sera, au contraire, soucié que de s'en remettre à l'excès du désir comme à son pouvoir de négation imaginante, pour en faire apparaître les figures toujours nouvelles. Le foisonnement, la luxuriance, la démesure de ce qui est alors figuré empêchent la négativité de se dissoudre, comme chez Hegel, dans la positivité du devenir, en forçant avec une détermination sans égale l'espace de la représentation pour inventer le premier théâtre d'où considérer notre néant. » (p . 85) Partant de quoi reste à jeter le pont qui s'impose entre le romantisme allemand des Hölderin et des Novalis et le surréalisme à la française qui est déjà, pour Le Brun, celui d'un Lautréamont ou d'un Jarry prophétiques, voire d'un Mallarmé érotique. Et de condamner au passage la conception autotélique de la littérature défendue par Maurice Blanchot et d'autres.

De façon plus inattendue mais dans la même ligne, Annie Le Brun appelle de ses vœux l'apparition d'une nouvelle mythologie, évoquant l'attrait exercé au début du XXe siècle par les cultures primitives sur un Gauguin ou un Picasso en peinture ou sur un Marcel Mauss en anthropologie. C'est encore le défaut d'imagination qui est ici en cause et qui trouverait à se résorber à la faveur d'une jonction –assez stimulante pour l'esprit– entre mythe à l'antique et mythe primitif. « Pourquoi, s'exclame Annie Le Brun dans une envolée lyrique, alors même que notre époque commence à voir dans quelle prison imaginaire le progressisme technologique nous détient depuis si longtemps, continue-t-on d'ignorer, proches ou lointaines, les forêts de signes, les mines de lumière et les jungles de rêve d'où, depuis toujours, l'insoumission sensible imagine les plus folles évasions ? » (p. 107)

En fin de volume, Annie Le Brun s'interroge sur ce qui reste d'espoir aujourd'hui de renouer avec les forces créatives profondes. Il est sympathique mais quelque peu naïf qu'elle mise à cet égard sur la passion amoureuse, dont elle dit qu'elle est la « seule solution dont chacun dispose encore et toujours pour s'aventurer au plus loin de la misère du monde. » (p. 203). Mais pourquoi pas ? Quand on n'a que l'amour, disait le poète... Robert Desnos pensait de même, qui définissait l'érotisme comme la science individuelle par excellence.

Au total, le procès qu'Annie Le Brun fait à la raison contemporaine avec ses technologies, ses virtualités, son économisme, est plus passionné qu'argumenté (ainsi désignée, ladite raison n'est-elle pas elle-même un mythe au mauvais sens du terme ?). Mais c'est conforme à un credo qui, en son meilleur, s'exprime dans un chatoiement heureux de l'écriture –apparent dès le beau titre du volume– comme dans la célébration de ces forces en péril que sont imagination, rêve, désir, amour. Et l'on ne peut qu'aimer avec Le Brun tous ceux et celles qui, au cours des temps, ont incarné ces forces dans leurs œuvres et leurs actes.

 

Annie Le Brun, Si rien avait une forme ce serait cela, Paris, Gallimard, 2010. € 21,90.  

La part du négatif, la place que nous lui faisons...

Notre fascination pour les faits (divers ?) du négati, aussi.

Sobre présentation de ce livre à lire, dont je retiens cette phrase :

«Pourquoi, alors même que notre
époque commence à voir dans quelle prison imaginaire le progressisme
technologique nous détient depuis si longtemps, continue-t-on
d'ignorer, proches ou lointaines, les forêts de signes, les mines de
lumière et les jungles de rêve d'où, depuis toujours, l'insoumission
sensible imagine les plus folles évasions ? »

Pour aller au bout des croisements, puisque Patrice cite ton article dans le sien, Jacques, et que ces échos infinis sont une des richesses de Mediapart :

http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/020810/loeuvre-au-noir-dannie-le-brun

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