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Ecosia : Le Moteur De Recherch

21 octobre 2008 2 21 /10 /octobre /2008 11:18
Montaigne (1533-1592) - Quel inconstant que l'homme !
Jean-François Dortier

Sceptique dans un monde qui s’ouvre, Montaigne, déjà lu et célébré de son vivant, est sans doute le dernier des humanistes de la Renaissance. Son œuvre unique est à la fois intimiste et critique, tant elle soulève de questions sur le spectacle de son siècle.

Michel Eyquem de Montaigne a 38 ans lorsqu’il décide d’abandonner ses charges publiques et de se retirer dans son château. Il va pouvoir enfin se consacrer à ses Essais . Nous sommes en 1571.
Assis à son bureau, au sommet du pigeonnier qu’il a fait aménager en bibliothèque, il songe à sa jeunesse. Et il se revoit enfant courant dans la cour du château familial. Son père avait voulu – selon les principes d’éducation très modernes – que l’enfant apprenne le latin sans effort, comme une langue vivante : précepteur et gens du château, tous sont contraints à ne parler qu’en latin devant l’enfant. Il se souvient de la surprise des autres élèves à son arrivée au collège au Bordeaux face à un garçon qui ne parlait que la langue de Cicéron ! Puis il y eut ses études de droit, ses débuts de magistrat au parlement de Bordeaux, sa rencontre avec son ami Étienne de la Boétie, mort à l’âge de 33 ans, son mariage avec Françoise de la Chassaigne, ses six filles, toutes mortes en bas âge sauf sa petite Eléonor. Il songe à son père disparu l’année précédente. Tous ces fantômes sont là lorsqu’il commence l’écriture des Essais .

« C’est moi que je peins »


« C’est moi que je peins. » Toute l’entreprise des Essais repose sur ce principe inaugural : Montaigne sera l’objet de son livre. Oser parler de soi est une révolution mentale. Cette posture marque la naissance de l’humanisme (mettre l’homme et non Dieu au centre de l’univers). Mais attention au contresens : individualisme n’est pas narcissisme. Montaigne n’adopte pas une posture avantageuse. Son moi n’est pas souverain. Certes, il écrit sur lui et pour lui (« Je suis moi-même la matière de mon livre ») , mais non pour servir sa gloire et obtenir la « faveur du monde » . Au contraire. Il s’agit de mettre son âme et sa vie à nu : « Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif. » 
Physiquement, il se dépeint sous des traits banals, il est petit (il en fait manifestement un complexe). Psychologiquement, il se décrit comme inconstant et velléitaire. C’est d’ailleurs selon lui l’un des traits de la nature humaine, affirmé dès le premier essai : « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme » ( Essais , I, 1). Il y reviendra à plusieurs reprises. Dans « De l’inconstance de nos actions » (II, 1), il écrit : « Chaque jour nouvelle fantaisie et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps. » C’est donc le poids des influences et des contraintes qui détermine nos actions bien plus que notre volonté ( « Nous n’allons pas : on nous emporte » , « Nous flottons entre divers avis, nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment » ). Une volonté défaillante et un esprit inconstant, voilà comment 
Montaigne se dépeint et dépeint l’humanité en général. Les circonstances nous font souvent changer d’avis… Seul ne change pas notre sentiment d’avoir toujours raison ! À travers ses propres faiblesses, Montaigne veut dépeindre l’homme en général. D’où la célèbre formule : 
 « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » En se dépeignant sans concession, il cherche à dévoiler la nature humaine. Le projet consiste donc à partir de soi – ce que l’on connaît le mieux et le moins bien à la fois – pour scruter l’âme humaine. Cela suppose une bonne dose d’humilité, d’autocritique, d’autodénigrement et d’autodérision (« Au plus élevé trône du monde, ne sommes assis que sus notre cul ») . Bien avant Sigmund Freud il fait de l’autoanalyse. Bien avant les thérapies cognitives, il s’interroge sur ses propres représentations et ses conditionnements mentaux. La réflexivité est aujourd’hui à la mode, Montaigne le faisait déjà. Il y a plus de quatre siècles. On le voit, il y a en germe chez Montaigne bien des idées fortes redécouvertes plus tard par les sciences humaines.



Les leçons des Essais


Des Essais , on retient en général le message humaniste, une conception interrogative et ouverte du savoir (« Que sais-je ? ») , un projet éducatif (« Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine ») , une vision lucide et pessimiste de la nature humaine, de l’inconstance de nos actions et de nos pensées. Et puis il y a l’hymne à la tolérance. De ce point de vue, 
Montaigne représente le parfait chic type. Lui qui vit une époque agitée par les querelles de religions se comporte en sage. Il a fait graver sur une poutre de sa bibliothèque cette sentence : « À tout discours, s’oppose un discours de force égale. » Les vérités contraires s’opposent et font couler le sang. En Amérique, alors qu’au nom de Dieu on extermine sans scrupule les Indiens, lui prend leur défense : « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. » (« Des cannibales ») Anthropologue avant l’heure, il a compris combien nos valeurs et nos jugements sont relatifs à notre milieu. En matière pénale, il sera l’un des rares de son époque à s’opposer à la torture. 
Il y a aussi sa philosophie du bonheur. Elle se résume, dit-il, à un art de mourir (« Que philosopher c’est apprendre à mourir ») . Sur ce point, il ne se distingue guère des philosophes antiques dont il est nourri : une pincée de stoïcisme, une autre d’Épicure. Stoïcien, il l’est par son refus de la vanité et son courage d’affronter la mort en face ; épicurien, par son goût des choses simples et le culte de l’amitié. Sceptique aussi par son sens aigu de la relativité des pensées. Ce n’est pas là qu’il a le plus innové.



Critiques


Mais ce serait trahir l’esprit de Montaigne que de ne lui porter que des louanges. Beaucoup de ses idées – sur le mariage par exemple – ont vieilli. Sa prose est souvent alambiquée, la construction tortueuse et les développements ennuyeux. André Comte-Sponville prévient : la lecture des Essais est « difficile, parfois rebutante » . Charles Dantzig 
est plus brutal : « Pour tout dire, il m’emmerde » (dans son succulent Dictionnaire égoïste de la littérature française , 
Grasset, 2005). 
Mais la critique la plus grave, la plus acerbe et la plus juste vient de Nicolas Malebranche (1638-1715). Méfiez-vous de Montaigne, nous dit l’auteur de De la recherche de la vérité , l’homme est plaisant, modeste, ouvert, il a des idées généreuses ; on lui pardonne donc tout. Et on se laisse bercer par une pensée attrayante mais décousue et sans cohérence. « Ces Essais ne sont qu’un tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques, et d’apophtegmes. » 
Montaigne le reconnaît d’ailleurs volontiers : « Mon style et mon esprit vont vagabondant de même. » Les lecteurs des Essais savent combien il est difficile de suivre les propos de l’auteur tant s’y trouvent de glissements de sens, d’approximations. Mais c’est justement le propre d’un nouveau genre – l’essai. Montaigne a inventé une façon d’écrire et de penser où il se livre sans fard (comme les confidences que l’on fait à un ami). C’est une intelligence en acte qui admet ses propres failles… Décidément, on lui pardonnera tout !

Une contre-leçon de civilisation


En 1550, les Normands offrirent à Henri II et Catherine de Médicis un bien beau spectacle : celui de cinquante authentiques Indiens Tupinamba et Tamoyo du Brésil, courant « tout nus sans aucunement couvrir la partie que la nature commande » et mimant des scènes de chasse et de combat. Cela se passait à Rouen, et Montaigne y était. Trente ans plus tard, le chapitre 31 de ses Essais est intitulé « Des cannibales ». C’est une leçon adressée aux Européens qui se prétendent plus civilisés que les Tupinamba. Montaigne – qui a dû lire les récits de voyage de Hans Staden et d’André Thevet – décrit par le menu les mœurs plutôt féroces des Indiens : les guerres acharnées entre les groupes, les combats impitoyables, le sacrifice des prisonniers, l’anthropophagie, l’esprit de vengeance qui anime tout cela. Mais ce n’est pas pour leur jeter la pierre. À propos de leurs festins cannibales il écrit : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. » Tout est dit : Montaigne, qui a connu les horreurs des guerres de religion en Europe, y a vu plus de violences barbares que dans ces vengeances exécutées sans cruauté inutile. La leçon tient en une ligne : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » Plus critique, il ajoute : « Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. » La conscience de l’Occident d’avoir sans doute commis un crime aux Amériques est déjà présente.


Bibliographie


Discours de la méthode
1637, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2006.

Dioptrique
1637, disponible sur http://gallica.bnf.fr/

Météores
1637, disponible sur www.numilog.com/

Géométrie
1637, rééd. Jacques Gabay, 2001.

Méditations métaphysiques
1641, rééd. Flammarion, coll. « GF », 2006.

Les Principes de la philosophie, 1re partie
1644, rééd. Vrin, 1950.

Lettre-préface des Principes de la philosophie
1647, rééd. Flammarion, coll. « GF », 1996.

Les Passions de l’âme
1649, rééd. Flammarion, coll. « GF », 2006.

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