Clément Rosset
CLEMENT ROSSET
L'homme joyeux se réjouit certes de ceci ou de cela en particulier ; mais à l'interroger
davantage on découvre vite qu'il se réjouit aussi de tel autre ceci et de tel autre cela, et
encore de telle et telle autre chose, et ainsi de suite à l'infini. Sa réjouissance n'est pas
particulière mais générale : il est "joyeux de toutes les joies".
Il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l'objet particulier qui l'a
suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère
jubilatoire de l'existence en général. La joie apparaît ainsi comme une approbation
inconditionnelle de toute forme d'existence présente, passée ou à venir.
L'homme véritablement joyeux se reconnaît paradoxalement à ceci qu'il est incapable de
préciser de quoi il est joyeux. Il n'est aucun bien du monde qu'un examen lucide ne fasse
apparaître en définitive comme dérisoire et indigne d'attention, ne serait-ce qu'en
considération de sa constitution fragile, de sa position à la fois éphémère et minuscule dans
l'infinité du temps et de l'espace. L'étrange est que cependant la joie demeure, quoique
suspendue à rien et privée de toute assise... La joie constitue ainsi toujours une sorte d'"en
plus", et c'est cet en plus que l'homme joyeux est incapable d'expliquer et même
d'exprimer... Perdue entre le trop et le trop peu à dire, l'approbation de la vie demeure à
jamais indicible ; toute tentative visant à l'exprimer se dissout nécessairement dans un
balbutiement.
La joie, telle la rose dont parle Angelus Silesius dans le Pèlerin chérubinique, peut à
l'occasion se passer de toute raison d'être... c'est même peut-être dans la situation la plus
contraire, dans l'absence de tout motif raisonnable de réjouissance, que l'essence de la joie
se laissera le mieux saisir... L'accumulation d'amour en quoi consiste la joie est au fond
étrangère à toutes les causes qui la provoquent, même s'il lui arrive de ne devenir manifeste
qu'à l'occasion de telle ou telle satisfaction particulière... Elle apparaît ainsi comme
indépendante de toute circonstance propre à la provoquer (comme elle est aussi
indépendante de toute circonstance propre à la contrarier).
Aucun objet ne saurait à lui seul rendre joyeux. Ou plutôt, il arrive bien à un objet
quelconque de rendre joyeux : mais le sort paradoxal d'un tel objet est de donner alors plus
qu'il n'a effectivement à donner, plus que ce qu'il possède objectivement... La joie est un
plein qui se suffit à lui-même et n'a besoin pour être d'aucun apport extérieur... Elle ne se
distingue en aucune façon de la joie de vivre, du simple plaisir d'exister : un plaisir plutôt
pris au fait qu'il y ait de l'existence en général qu'au fait de son existence personnelle.
La saveur de l'existence est celle du temps qui passe et change, du non-fixe, du jamais
certain, inachevé ; c'est d'ailleurs en cette mouvance que consiste la meilleure et plus sûre
permanence de la vie... Le charme de l'automne, par exemple tient moins au fait qu'il est
l'automne qu'au fait qu'il modifie l'été avant de se trouver à son tour modifié par l'hiver.
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