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Ecosia : Le Moteur De Recherch

7 août 2007 2 07 /08 /août /2007 15:38
Raphaëlle Rérolle

La colère froide d'Elfriede Jelinek

Le Monde des Livres, 07.10.2004
 

Avec "Avidité", l'auteur affiche son aversion, voire son mépris, à l'égard des mécanismes politiques, économiques et sexuels qui régissent les pays occidentaux, et notamment l'Autriche. Un roman fort, d'un foisonnement déstabilisant.

AVIDITÉ (Gier. Ein Unterhaltungsroman) d'Elfriede Jelinek. Traduit de l'allemand (Autriche) par Claire de Oliveira, Seuil, 364 p., 21 €.

Il en faut, de la rage, de la haine et du désespoir, pour écrire un roman comme Avidité. Tous sentiments très habituels pour Elfriede Jelinek, qui s'est fait connaître par la violence de son regard. OAS_AD('Middle'); Romancière et dramaturge, cette femme de 57 ans - qui a reçu le prix Georg-Büchner, la plus haute distinction littéraire allemande, en 1998 -, représente l'une des figures dominantes de la littérature autrichienne. On lui doit, entre autres, le roman pornographique Lust (1), et La Pianiste (2), dont Michael Haneke tira le film du même nom, lauréat du Grand Prix du jury à Cannes en 2001.

Là comme ailleurs, Jelinek affiche son aversion totale, pour ne pas dire son mépris, à l'égard des mécanismes politiques, économiques et sexuels qui régissent les pays occidentaux en général, et l'Autriche en particulier. Cette colère froide, qui dénonce tout spécialement les relations d'asservissement des femmes aux hommes, s'exprime avec virulence dans son dernier roman, satire glaciale de l'Autriche et des Autrichiens. Un texte fort et opaque, où l'on va d'admiration en lassitude, comme si l'hostilité de l'auteur vis-à-vis de ses compatriotes s'étendait également à ses lecteurs par contagion naturelle.

C'est que la lecture de ce livre n'est pas une partie de plaisir, loin de là. Si des passages fascinants surgissent régulièrement, l'ensemble est bâti sur un foisonnement textuel invraisemblable - et beaucoup trop long, notamment à cause de nombreuses redondances et jeux de mots inutiles. Des informations délivrées par bribes, comme les pièces d'un puzzle complètement en désordre, renseignent sur l'histoire, dont l'auteur fait mine de se soucier comme d'une guigne, et dont le lecteur finit, lui aussi, par se moquer.

Disons tout de même qu'un meurtre a été commis, le corps jeté dans un lac artificiel quelque part en Autriche, et que Kurt Janisch, le gendarme qui enquête, n'est pas tout à fait un ange. A part cela, tout est noyé sous le discours de l'auteur, qui parle à la première personne et donne son avis sur sa propre prose ("mon chant stérile"), sur le récit en général (une illusion), sur le métier d'écrivain, sur ses rapports avec les personnages. Des gens qu'elle n'aime pas, pour la plupart, mais dont elle sait tout, forcément : "C'est le bon côté de mon métier, disons-le." Quitte à donner le change, ça et là : "Ce qu'il y a dans cette bâche, je le dis, quoiqu'il soit tout à fait superflu d'insister davantage, un beau morceau, un corps de femme. Un instant, je vais tout de même vérifier, oui, c'est cela, ce n'est pas un homme, c'est exactement ce que j'avais imaginé."

L'humour est, paradoxalement, ce qui sauve le roman de la déshumanisation totale. Jelinek a le don pour vampiriser l'âme de ses personnages ("s'il était humain", dit-elle de Kurt Janisch) et pour transférer une partie des sentiments qu'elle leur enlève à certains objets ou à la nature - ce qui n'a pas pour effet d'améliorer les destinataires, évidemment, puisque tout est négatif chez l'homme.

L'eau, cet élément omniprésent, devient à son tour peu aimable, pas plus en tout cas que les hommes et les femmes du roman, tous aussi vils et matérialistes. Comme l'eau, l'activité principale de ces gens semble être de s'infiltrer partout. Et c'est là l'un des aspects passionnants du livre, qui joue avec virtuosité de la dialectique dedans-dehors, de l'idée très ambiguë de chez-soi, pour critiquer à la fois le nationalisme autrichien, la cupidité des hommes et la bêtise sentimentale des femmes.

Pris entre peur de l'invasion et désir frénétique de possession, les personnages de Jelinek jouent sur la scène sexuelle le grand carnaval de l'appropriation et du rejet de l'autre, qui a toujours son heure quelque part en politique. Ce parallélisme donne lieu à des passages extrêmement brillants, cruels, saisissants de pessimisme et de lucidité, qui serait beaucoup plus efficace si l'auteur elle-même ne manifestait un tel manque d'hospitalité littéraire.

(1) Ed. Jacqueline Chambon, 1991.
(2) Idem, 1988.

Signalons la sortie en poche des Amantes (Seuil, "Points", n° 1 120).


Extrait

"Si par exemple la montagne nous arrive dessus, d'abord en détail, avec des éboulements, pour s'effondrer peut-être entièrement par la suite, est-ce dû à l'ancienne mine, à toutes les mines fort anciennes qui se trouvent dessous ? C'est que tout le pays est entièrement creux à l'intérieur ! Tous les gens habitant le bassin d'emploi de la montagne - laquelle souhaite aussi déménager mais sans avoir de plan pour ce faire - devront quitter leurs résidences qu'ils ont eu tant de peine à construire grâce à la solidarité entre voisins puisque c'est ainsi qu'on appelle le travail au noir, chez nous. Des dizaines d'années qu'on économise pour quelque chose, et maintenant ce coup-là !" (p. 146.)

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