Entretiens avec Sylvie Jaudeau
Cioran (José Corti, 1990)
— Pourquoi avez-vous rompu avec la poésie ?
— Par épuisement intérieur, par affaiblissement de ma capacité d’émotion. Il vient un temps où l’on se dessèche. L’intérêt pour la poésie
est lié à cette fraîcheur de l’esprit sans laquelle on perce rapidement à jour ses artifices. Il en est de même pour l’écriture. Au fur et à mesure que j’avance en âge, écrire me semble
inessentiel. Sorti désormais d’un cycle de tourments, je connais enfin la douceur de la capitulation. Le rendement étant la pire des superstitions, je suis heureux de n’y être pas tombé. Vous
savez l’immense respect que je voue aux inaccomplis, à ceux qui ont eu le courage de s’effacer sans laisser de traces.
Si je me suis laissé aller à écrire, il faut en imputer la responsabilité à mon oisivité. Il fallait bien la justifier, et que faire d’autre
qu’écrire ? Le fragment, seul genre compatible avec mes humeurs, est l’orgueil d’un instant transfiguré, avec toutes les contradictions qui en découlent. Un ouvrage de longue haleine, soumis aux
exigences d’une construction, faussé par l’obsession de la continuité, est trop cohérent pour Être vrai.
— Votre vérité ne réside-t-elle pas dans ce silence que vous opposez aujourd’hui a ceux qui attendent encore de vous des livres ?
— Peut-être ; mais si je n’écris plus c’est parce que j’en ai assez de calomnier l’univers ! Je suis victime d’une sorte d’usure. La
lucidité et la fatigue ont eu raison de moi — j’entends une fatigue philosophique autant que biologique — quelque chose en moi s’est détraqué. On écrit par nécessité et la lassitude fait
disparaître cette nécessité. Il vient un temps où cela ne nous intéresse plus. En outre, j’ai fréquenté trop de gens qui ont écrit plus qu’il n’aurait fallu, qui se sont obstinés à produire,
stimulés par le spectacle de la vie littéraire parisienne. Mais il me semble que moi aussi j’ai trop écrit. Un seul livre aurait suffi. Je n’ai pas eu la sagesse de laisser inexploitées mes
virtualités, comme les vrais sages que j’admire, ceux qui délibérément, n’ont rien fait de leur vie.
— Comment envisagez-vou sujourd’hui votre " œuvre " (si ce mot garde pour vous un sens) ?
— C’est une question qui ne me préoccupe absolument pas. Le destin de mes livres me laisse indifférent. Je crois toutefois que quelques-unes
de mes insolences resteront.
— Que diriez-vous à celui qui découvre votre œuvre ? Lui conseilleriez-vous de commencer par un ouvrage plutôt qu’’un autre ?
— Il peut choisir n’importe lequel, puisqu’il n’y a pas de progression dans ce que j’écris. Mon premier livre contient déjà virtuellement
tout ce que j’ai dit par la suite. Seul le style diffère.
—Y a t-il un titre auquel vous soyez attaché en particulier ?
— Sans aucun doute De l’inconvénient d’être né. J’adhère à chaque mot de ce livre qu’on peut ouvrir à n’importe quelle page et qu’il n’est
pas nécessaire de lire en entier.
Je suis aussi attaché aux Syllogismes de l’amertume pour la simple raison que toute le monde en a dit du mal. On a prétendu que je m’étais
compromis en écrivant ce livre. Au moment de sa parution, seul Jean Rostand a vu juste : " Ce livre ne sera pas compris " a-t-il dit.
Mais je tiens tout particulièrement aux sept dernières pages de La chute dans le temps qui représentent ce que j’ai écrit de plus sérieux.
Elles m’ont beaucoup coûté et ont été généralement incomprises. On a peu parlé de ce livre bien qu’il soit à mon sens, le plus personnel et que j’y ai exprimé ce qui me tenait le plus à cœur. Y a
t-il plus grand drame en effet que de tomber du temps ? Peu de mes lecteurs hélas ont remarqué cet aspect essentiel de ma pensée.
Ces trois livres auraient certainement suffi et je n’hésite pas à redire que j’ai trop écrit.
- Est-ce votre dernier mot ?
— Oui.
Bibliographie de Michel Emile Cioran
OEUVRES DE CIORAN
Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1948 Réédité in Tel / Gallimard
Syllogisme de l’amertume, Paris, Gallimard, 1952, Réédité, in Idées/Gallimard
La Tentation d’exister, Paris, Gallimard, 1956. Réédité, in Idées/Gallimard
Joseph de Maistre : Introduction et choix de textes, Paris, éd. du Rocher, 1957. Introduction rééditée, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata
Morgana, 1977.
Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, Réédité in Idées/Gallimard, (éd. utilisée)
Chute dans le temps, Paris, Gallimard
Le Mauvais démiurge, Paris, Gallimard
De l’lnconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1973, Réédité in Folio-Essais, Gallimard
Écartèlement. Paris, Gallimard, 1979 Coll. Arcades
Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, 1986.
Des larmes et des saints, traduit du roumain par Sanda Stolojan, éd. de L’Herne, 1986
Réédité in Biblio-Essais, éd. du Livre de Poche.
Aveux et anathèmes, Paris, Gallimard, Coll. Arcades, 1987.
Sissi ou la vulnérabilité, in "Vienne 1880-1938"
l’Apocalypse joyeuse, Paris, éd. du Centre Pompidou, 1986.
Sur les cimes du désespoir, traduit du roumain par André Vornic, éd. de L’Herne, 1990
PRINCIPALES ETUDES SUR CIORAN
AMARIU C. "Cioran à la recherche de Dieu", la Nation roumaine n° 259, 24 ème année.
AMER HENRI "Cioran le docteur en décadences" NRF, n° 92, 1960 (p. 297-307).
BOSQUET ALAIN "Un cynique fervent : EM Cioran", le Monde, 19 décembre 1964.
COMPAGNON ANTOINE "Eloge des sirènes", Critique n° 396, mai 1980 (p. 457- 473).
DUPONT JACQUES "Cioran, le vide, l’ortie et le saxophone" in Territoire de l’imaginaire : hommage à J. P. Richard, éd. du Seuil, 1986 (p.
115-126).
FUMAROLI MARC "Cioran ou la spiritualité de la décadence", Commentaire.
GARRIC ALAIN "L’autre Sissi, exercice d’admiration", Libération, 7 avril 1986.
GEORGES FRANÇOIS "L’époque de Cioran" Critique, n° 479, 1987 (p. 267-282)
GROSJEAN JEAN "Cioran : Écartèlement", NRF n° 324, 1980 (p 112-114).
HENRIOT EMILE "Le prix Rivarol", le Monde, 28 juin 1950.
JAUDEAU SYLVIE’` En hommage nocturne à EM Cioran", ORACL n° 6, 1983 (p. 29- 32).
NADEAU MAURICE "Un penseur crépusculaire", Combat, 29 septembre 1949.
NUCERA LOUIS " Rencontre avec Cioran", Magazine Littéraire n° 83, décembre 1973.
"Cioran : le salut par le rire", Magazine Littéraire n°83, décembre 1988.
ROSSET CLEMENT "Le mécontentement de Cioran" in la Force majeure, éd. de Minuit 1983.
ROUDAUT JEAN "De l’inconvénient d’être né" in Cahiers du Chemin, n° 26, 15 janvier 1976 (p. 150-162).
SIGAUX GILBERT "Cioran ou la vocation métaphysique", Figaro Littéraire, 6 août 1960.
SORA MARIANA Cioran jadis et naguère, suivi de Entretien à Tubingen, Paris, éd. de L’Herne 1988.
SORESCU MARIN "Triste avec méthode", Lettre Internationale n° 24, Printemps 1990.
VUARNET JEAN-NOEL " Cioran, les larmes et les saints" in NRF n° 411, 1987 (p. 67- 77).
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