Par Guillaume Pigeard de Gurbert •
Sans doute l’idée que la philosophie ne commence pas par elle-même mais se trouve en son principe happée par ce qui est autrement que philosophie nous paraît-elle étrange en ces temps de
réussite qui sont notre détresse. Mais il n’est pas du tout sûr qu’à cet égard notre époque ne soit pas parfaitement inactuelle : ce n’est pas d’aujourd’hui que l’universel bavardage (érudit
ou inculte) soit la seule «pensée» supportée sur l’agora, et que la philosophie ait à se créer des marges imperceptibles où exister.
Descartes déjà, pour ne pas remonter à Socrate qui en est mort, réclamait à Mersenne dans une lettre du 30 septembre 1640 «un abrégé de toute la philosophie de l’École» professée par les
docteurs de la Sorbonne, n’ayant pas de temps à perdre à «lire leurs gros livres». Il est vrai que ces derniers lui avaient refusé leur approbation pour ses Méditations
métaphysiques, preuve de la constante cécité de la philosophie instituée.
Aujourd’hui, ce n’est plus le carcan théologique mais l’écran capitaliste qui tient désormais lieu d’espace de pensée et qui rend aveugle à cela dont on ne sait que faire tant cela nous plonge dans une impuissance peut-être incurable, et qui est le bien commun de la philosophie. Sartre a expliqué les raisons de cette cécité antiphilosophique au début des années 1960 dans le numéro de la revue aixoise L’Arc qui lui était consacré, où l’on vérifie que le diagnostic n’est pas récent :
«Dans une civilisation technocratique, il n’y a plus de place pour la philosophie, à moins qu’elle ne se transforme elle-même en technique. Voyez ce qui se passe aux États-Unis : la philosophie a été remplacée par les sciences humaines. Il y a d’ailleurs un signe très net de cette évolution : la philosophie tend à devenir l’apanage des universitaires. Certes, les philosophes, chez nous, ont toujours été des professeurs. Mais autrefois on s’efforçait d’amener les élèves à prendre conscience des problèmes, en leur laissant le soin de les résoudre eux-mêmes. Aujourd’hui, on les tranquillise. Le philosophe technicien sait, et dit ce qu’il sait.»
Il n’est donc pas anodin, soit dit en passant, que ce qu’il reste aujourd’hui de philosophie en France soit institutionnellement localisé dans l’enseignement secondaire où l’essentiel est
encore la passion du problème plutôt que le contrôle des connaissances. Significatif aussi le fait que ce soit justement l’esprit philosophique du programme du baccalauréat qui soit l’objet
régulier d’attaques politiques déguisées d’un nez rouge, celui de la réforme nécessaire, qui est tout autant un chiffon rouge (gare à l’immobilisme !).
Lorsque, de son côté, l’université évalue un travail en philosophie à l’aune du critère de «scientificité», elle trahit, ou plutôt claironne par là non seulement son ignorance complète de la
science et son incapacité à penser une évaluation philosophique de la philosophie, mais son asservissement au paradigme économique de la rentabilité : on ne va tout de même pas recruter (et
payer) un «enseignant-chercheur» pour qu’il arpente le je-ne-sais quoi ! C’est bien là la lèpre de l’époque que de prendre le je-ne-sais-quoi pour du n’importe-quoi.
Et pendant que dans la représentation universitaire de la philosophie on idolâtre la science (idolâtrie où il ne faut voir que l’expression superstructurelle du principe capitaliste de rentabilité), on en fait aveuglément une valeur intouchable sans se demander si le non-scientifique n’habite pas le scientifique et sans interroger le concept même de scientifique dans ses entrelacs intimes avec le métaphorique, le métaphysique ou le religieux, comme le font judicieusement par exemple Evelyn Fox Keller dans Le rôle des métaphores dans les progrès de la biologie, ou encore Richard Lewontin dans Le rêve du génome humain et Henri Atlan dans La fin du «tout génétique» ? à propos des notions de «programme» et de «génome».
Ce qui est estampillé comme «philosophique» par l’université n’est plus qu’un produit qui apporte (ou prétend apporter) des connaissances, autant dire qui rapporte. Le fonctionnement
capitaliste du savoir universitaire fait de celui-ci un gain. Non pas au sens d’un gain pour ainsi dire gratuit, ayant sa valeur d’usage en lui-même, comme l’entendaient les Grecs, et
notamment Aristote qui pose cette distinction dans La Métaphysique (livre A, chap. 2) : «Parmi les sciences, celle que l'on choisit pour elle-même et à seule fin de savoir est
considérée comme étant plus vraiment Sagesse que celle qui est choisie en vue de ses résultats.»
La philosophie dans sa réalité socio-économique actuelle doit être redéfinie comme l’amour, non du savoir, mais du gain marchand qu’il représente. C’est ce que confirme notamment l’argument fétiche à la mode, dénoncé à juste titre par François Châtelet, selon lequel «les études désintéressées se révèlent socialement fructueuses», lequel argument, sous couvert de promouvoir un savoir prétendument gratuit, avalise la soumission de l’École au projet du Capital et à son désir obsessionnel de fructification. C’est que la philosophe n’a pas d’essence mais des fonctionnements, et notamment un fonctionnement social non-philosophique qui considère la philosophie «en termes de valeur ajoutée» ou comme placement, selon le diagnostic de Charles Nugue dans son inappréciable Place de la culture.
Avec ce critère institutionnel de «rentabilité scientifique», c’est un véritable système d’autocontrôle qui s’est mis en place à l’université par le biais de la mise en concurrence des travailleurs – équivalent intellectuel du système d’autosurveillance que l’on trouve par exemple dans l’industrie automobile (cf. Beaud et Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999, chap. 3) mais plus généralement dans le monde du travail productif –, dissuadant ceux qui auraient encore quelque penchant philosophique d’y céder, et ce de façon d’autant plus efficace que la norme institutionnelle de rentabilité a été intériorisée par les agents eux-mêmes.
La soumission de la «philosophie» à la valeur-savoir comme un bien monnayable inscrit celle-ci dans le stock des marchandises en circulation, faisant de la pensée un travail productif, créateur de valeur d’échange. Il faut savoir gré bien sûr à nos marchands de «philosophie», sans en être toutefois dupe, de dissimuler sous le voile pudique de la valeur d’usage (utilité d’un art de vivre, d’un sens de l’existence, d’une culture, d’un savoir, d’une insolence) la réalité économique de leur pensée-marchandise productrice de plus-value sonnante. Dans ce commerce de la pensée, simple marché aux idées, la mise au premier plan de la personne qui parle en son nom propre et dont l’image étiquette la «pensée» (si elle n’en tient pas lieu), confirme que «philo» est de nos jours un logo vendeur.
Là encore l’analyse n’est pas nouvelle. Dans la Lettre sur l’humanisme, Heidegger dégageait déjà la logique économique qui détermine le partage actuel de la philosophie entre l’affaire de techniciens détenteurs d’un savoir spécialisé et l’affairement rhétorique des nouveaux «sages» : «dans le jeu de la concurrence, de telles occupations s’offrent alors au domaine public sous forme d’…ismes et tendent à la surenchère. La suprématie de semblables étiquettes n’est pas le fait du hasard. Elle repose, et particulièrement dans les temps modernes, sur la dictature propre de la publicité.» On le voit, l’opposition entre la représentation universitaire et la représentation publicitaire de la philosophie est superficielle. L’une et l’autre obéissent à l’économie de marché qui transforme l’espace public (la publication) comme lieu de rencontre ouvert à l’improbable en espace publicitaire réglé par l’échange concurrentiel.
Ici et là les «philosophes» sont à la lettre les nouveaux vendus de la société du spectacle. Et que des individus isolés y échappent ponctuellement ne change rien au diagnostic concernant le système. Chose amusante, l’administration universitaire distingue comme deux catégories distinctes les thèses de doctorat faites en «histoire de la philosophie» et celles faites en «philosophie» (ces dernières étant réputées non monnayables et par là même sans valeur), validant ainsi officiellement l’exclusion du savoir rentable amassé sur la philosophie hors de la philosophie elle-même. Ô joie du lapsus bureaucratique !
Guillaume Pigeard de Gurbert est professeur de philosophie en khâgne et en terminale.
J'aime bien la commune, moi aussi, qui, au substantif féminin, n'a pas subit les dégradations du commun, j'aime voir, toucher, entendre, comprendre de près plutôt que de loin, le territoire, c'est vai, ça fait penser à la défense malade de sa petite propriété, un espace où le con est roi en toute trompette, et où le roi croit tenir les rennes, les reines? de son pouvoir en arrosant la surface de ses humeurs.
La communauté de commune, avec un nom aussi technocratique, c'est sans avenir autre qu'administratif, quelque chose comme le département qui sent son préfet et son président qui font la pluie et le beau temps sur les pauvres.
Par contre la région garde pour moi les frontières poétiques d'une patrie d'élection. Un peu polluée, il faut bien le dire, par le regard touristique, cette engence multinationale qui ne sait que folkloriser les sentiments, l'intelligence ou l'histoire pour hacher du déplacement digérable sans se frotter aux indigènes.
Et il est vrai que le projet en cour dérive vers une juxtaposition de petites multinationales qui vont tâcher de se vendre au lieu de songer à se produire.
Bon dimanche
Le mot territoire perd la rondeur du terroir. Il parle de frontières, d'interdictions, d'expulsions, de guerres de défense ou conquête, et sa richesse se compte en euros, sans odeur ni saveur.
Avez-vous remarqué que l'on n'a jamais autant parlé de territoire que depuis que l'on assassine une discipline: la géographie?