le 4 novembre 2006
LES LETTRES FRANÇAISES
La philosophe à venir : Avital Ronell
La parution simultanée de trois livres d’Avital Ronell, traduite en volume pour la première fois en France, est un événement. L’événement, c’est ce qui arrive. « Ce qui arrive », c’est une des définitions que Jacques Derrida donnait de la déconstruction. L’événement dont je parle avait pourtant, une fois n’est pas coutume, été annoncé. Par Derrida lui-même, sur une carte postale datée du 23 juin 1979. Il y est question d’un colloque sur Peter Szondi, où il fut beaucoup question de Paul Celan. C’est la fin de la journée. Je cite : « À la sortie, présentations diverses. "Avec vous, on ne peut plus se présenter", me dit une jeune Américaine (je crois). Elle me fait comprendre qu’elle avait lu (avant moi, donc, elle arrivait des États-Unis) Moi, la psychanalyse où je laisse jouer, en anglais, le vocabulaire si difficile à traduire de la présentation, des présentations, des "introductions", etc. Comme j’insistais pour savoir son nom, elle m’a dit "Métaphysique" et s’est refusée à ajouter un seul mot. J’ai trouvé ce petit jeu assez fort et j’ai senti à travers l’insignifiante frivolité de l’échange qu’elle était allée assez loin (on m’a dit ensuite qu’elle était "germaniste"), la Carte postale, J. Derrida.
Derrida annonçait la venue d’Avital Ronell et, vingt-sept ans plus tard, différance oblige, Avital arrive comme pour rapporter les fruits des voyages transatlantiques du philosophe. On connaissait la métaphysique allemande. Voici Métaphysique qui, elle, est germaniste. Le frivole échange d’adjectifs instaure une distinction capitale. C’est une question de distance (à soi). Il s’agit d’aller assez loin. Plus loin, en tout cas, que Martin Heidegger lorsque, revenant sur l’épisode de son engagement nazi, il le qualifie de « grosse bêtise ». Ou lorsque, interrogé par des journalistes du Spiegel sur ce même engagement, il le fait remonter à un coup de téléphone reçu dans son bureau.
Avital Ronell a décidé de prendre ces affirmations au sérieux pour montrer qu’elles n’ont rien d’anodines. Répondant, en tant que recteur de l’université de Fribourg, à l’appel du Bureau universitaire des Sections d’Assaut (SA), Heidegger a reçu le nazisme par ce qu’on pourrait appeler oto-insémination. Le père d’Hamlet, déjà, s’était fait empoisonner par l’oreille, orifice préféré des nazis qui par la radio ont fasciné, Wagner aidant, l’énorme oreille nationale. « Le téléphone participe des mythes de l’unité organique (où il est permis de discerner un abri ou une défense contre la castration). Un État jette autour de lui un filet de connexions, au sein duquel la fleur vénéneuse de l’unité peut croître sous le soleil de la surveillance sans répit. » Les fils du téléphone ne sont pas sans lien avec les « barbelés qui circonscrivent l’espace de la dévastation : les ordres d’exécution transitaient par le téléphone ».
Heidegger tombe donc dans un piège, mais il se l’était lui-même tendu (oto-suggestion ?), en sous-estimant, alors qu’il est celui qui l’a mise en évidence, la fracture sans retour que la technique induit dans le sujet humain. Il diagnostique l’emprise de la technique tout en postulant, dans un élan de naïveté ou de nostalgie, la possibilité d’une relation plus originelle à l’Être. Or « aucune distance fondamentale ne s’établit entre les mondes de la technique, de la nature, de l’humain ou de l’existence - aucune pureté, aucune extériorité absolue de l’un quelconque d’entre eux à l’égard des autres ».
Penseur de la technique piégé par la technique, penseur de l’appel (der Ruf) qui cite la voiture, l’avion, la radio mais pas le téléphone, qui oublie que son fameux Dasein est aussi un être-appelé, comme le rappelle Derrida dans Ulysse gramophone, c’est-à-dire un être-au-téléphone (« avant l’acte, ou la parole, le téléphone. Au commencement était le téléphone »), que répondre au téléphone c’est déjà dire oui (allô, oui, j’écoute), et qu’il faut alors non seulement y répondre mais aussi en répondre, puisque réponse et responsabilité ne sont pas dissociables.
Le Telephone Book d’Avital Ronell, publié aux États-Unis en 1989, a été écrit avant que « l’affaire Heidegger » ne devienne un sujet de conversation courant. Par ailleurs, le problème porte au-delà de la simple accusation ou disculpation de Heidegger : nous avons tous les jours la preuve que nous ne sommes pas, aujourd’hui, à l’abri du fascisme. Il s’agit donc « d’ouvrir la question politique au-delà d’un nom propre qui détournerait la pensée vers la contingence d’une subjectivité. Je suis moins intéressée par le fantasme que nourrissait M. Heidegger de devenir le Führer du Führer que je ne me vois poussée à reconnaître dans la pensée de Heidegger le signe inéluctable de la déposition de la démocratie. Heidegger et démocratie ont échoué l’un face à l’autre. Motif de cet échec : la technologie ».
Le travail d’Avital Ronell vise à mettre au jour des structures psychosociales de dépendance qui sont toujours déjà là, en latence, et dont elle donne de nombreux exemples dans son remarquable livre d’entretiens avec Anne Dufourmantelle, American philo. La naïveté de Heidegger, largement partagée, consiste à voir la technique uniquement comme un « autre », une force négative hostile appelée à nous dominer, une intrusion de l’État dans nos vies. Ce qui est rarement interrogé, c’est l’envie de se soumettre à la technique. On stigmatise la prolifération des dispositifs de surveillance mais on parle peu du désir d’être envahi, pénétré par ces technologies, tels des personnages de téléréalité jouissant d’être surveillés jusque dans leur intimité. Qu’il s’agisse de télévision, de surveillance étatique ou de drogue, il n’y a pas de site originaire, l’appel de l’addiction préexiste en chacun de nous. Car ce qui empoisonne est aussi ce qui nourrit : certes la télévision banalise la violence, mais elle l’absorbe aussi en la symbolisant. En deçà de l’effet des drogues, qui dépend du dosage, il y a une sorte d’immanence de l’addiction dont il faut prendre acte.
Donc Heidegger a été stupide, il a fait une grosse bêtise. C’est lui qui le dit. Façon de laisser son passé loin derrière lui. Façon, surtout, d’en dissocier sa pensée. Mais ce que montre Avital Ronell dans Stupidity, c’est que la bêtise n’est pas l’autre de la pensée. Non seulement elle est pensable, mais elle est ce qui rend la pensée possible. Heidegger n’est pas le seul à avoir voulu exclure la bêtise loin du domaine de l’esprit. Avital Ronell prend ici le relais du Deleuze de Différence et répétition qui relevait, dans la tradition philosophique, une « réduction de la bêtise, de la méchanceté, de la folie à la seule figure de l’erreur » et laissait ouverte « une question proprement transcendantale : comment la bêtise (et non l’erreur) est-elle possible ? ». Assimiler la bêtise à l’erreur implique sa corrigibilité, par les lumières, la raison, etc. Mais si on peut réparer l’ignorance, l’erreur, l’errance, il n’en va pas de même de la bêtise. La bêtise est une béance, elle est le magma négatif, le chaos primitif où s’originent l’être, l’intelligence, la possibilité de l’oeuvre. Elle est cet infini qui nous fait éprouver notre condition d’être fini.
Contrairement au philosophe, « le poète s’y connaît en bêtise ; il connaît cet affaiblissement, cet amoindrissement essentiel qui constitue la condition préalable de tout énoncé ». Dans un tourbillon de références aussi réjouissant qu’ébouriffant, Avital Ronell traque les figures de la bêtise, la stupidité, la sottise, l’idiotie, l’imbécillité, la niaiserie, le crétinisme, la puérilité, le ridicule en littérature, en convoquant Wordsworth, Schiller, Flaubert, Henry James, Rilke, Dostoïevski, Kafka, Schelling, Sartre, Pynchon, Hölderlin, Hart Crane, Conrad, Rousseau et bien d’autres. La littérature, hantée par le problème de la bêtise, lance un appel à la philosophie. Une philosophe, hantée par la littérature, enjoint la philosophie d’y répondre, avec la modestie qui s’impose.
La modestie, bien sûr, ne dispense pas de travailler. Chacun des livres d’Avital Ronell témoigne d’une recherche colossale et d’une lecture minutieuse des textes, dont elle examine aussi les conditions de production, y compris physiques. « J’enquête sur le terrain où la psyché rencontre le soma, sur les surfaces où le corps d’emprunt imprime sa souffrance, laissant dans son sillage un texte que personne ne peut s’approprier. » Le philosophe n’est pas un pur esprit. Avital Ronell prend en compte ses somatisations, ses crises de nerfs, ses perturbations menstruelles. C’est une femme qui écrit. Elle refuse le refus du corps, constitutif de la tradition philosophique occidentale essentiellement masculine. Elle nous rappelle que Nietzsche n’a pas écrit Übermann mais Übermensch, qui est donc moins un surhomme, traduction catastrophique, qu’un transhumain. D’ailleurs, lorsque Nietzsche parle des philosophes à venir, il ne précise pas leur genre. L’avenir de la philosophie pourrait bien être une femme. Suivez mon regard.
Derrida a abordé ce thème dans éperons. Les styles de Nietzsche, et sur ce terrain comme sur d’autres les écrits d’Avital Ronell lui doivent beaucoup. Elle a été son élève et son amie et enseignait avec lui un séminaire annuel, chaque automne, à New York University. Elle lui consacre un essai émouvant, Dire adieu au maître, dans American philo. C’est sans doute pourquoi on lit partout ces jours-ci, dans une presse française élogieuse, que le travail d’Avital Ronell relève de la fameuse French Theory, dont elle a été une des introductrices outre-Atlantique. Bien sûr, et elle le revendique. Mais il faut prendre garde à ne pas l’y réduire, en masquant la spécificité de ses écrits. Avital Ronell est une philosophe qui commente Nietzsche, Aristote, Kant, Hegel, Rousseau, etc. Elle est aussi germaniste, on l’a dit, et ses lectures de Goethe, de Benjamin, de Rilke, de Schelling, de Kafka sont d’une finesse inouïe. C’est plus généralement une littéraire, qui a écrit aussi bien sur Proust, Flaubert ou Dostoïevski que sur Marguerite Duras, Kathy Acker (qui fut son amie) ou Dennis Cooper. Elle a aussi été la première, au début des années quatre-vingt, à prendre le sida pour objet d’étude philosophique, et ses analyses de la rhétorique guerrière de la première guerre du Golfe, ses troupes et ses tropes, sont édifiantes. Sans oublier la culture pop, qu’elle prend immanquablement au sérieux, dans ses objets de réflexion comme dans son langage, qui fait cohabiter l’argot des rues avec la langue de la théorie, en des jeux de mots et autres ruptures syntaxiques qui créent des rapprochements inattendus. Avital Ronell brouille les pistes et transgresse les frontières à l’intérieur desquelles l’université se barricade contre la vulgarité du monde.
Avital Ronell est une philosophe écrivain aux prises avec son temps. Philosopher avec son temps, c’est d’abord reconnaître la faillite des transcendances rassurantes productrices de certitudes (la Vérité, Dieu, le sujet autonome et rationnel) sans pour autant abandonner l’horizon d’une éthique, une exigence de responsabilité. Avital Ronell n’annonce pas là la fin de la politique, mais la nécessité de son renouvellement, car « il serait peut-être temps de nous libérer de cette drogue de la pensée, aussi tentante et puissante fût-elle, qui autorise à poser une équivalence entre éducation et bienséance, humanisme et justice ». Elle appelle une politique de l’hospitalité qui repose sur une forme radicale de passivité, qui ménage une place à l’autre, qui laisse l’autre venir.
Avital Ronell : Telephone Book,
trad. Daniel Loayza, Éditions Bayard
Stupidity, trad. Céline Surprenant et Christophe Jaquet,
Éditions Stock
American philo, entretiens avec Anne Dufourmantelle,
Éditions Stock
Note : Avital Ronell sera au Centre Pompidou
le 15 novembre pour commenter La Corde d’Alfred Hitchcock (18 h 30, petite salle, niveau -1) et à la librairie
Michèle Ignazi, le 17 novembre pour signer ses livres
(19 heures, 17, rue de Jouy, Paris 4e)