Le concept de conscience recouvre des sens très divers allant de l’état de conscience, en référence au degré d’éveil, à la notion plus philosophique et complexe de conscience
de soi. Quelle est votre approche du problème ?
Je crois qu’il faut aborder la conscience en partant d’une proposition fondamentale faite en 1995 par Ned Block, un philosophe actuellement à l’Université de New York. Il propose de distinguer
ce qu’il appelle « conscience d’accès » et « conscience phénoménale ».
La conscience d’accès, ou A-conscience, est la possibilité d’accéder cognitivement à quelque chose : je peux être A-conscient du fait que je parle avec vous, que cette porte devant moi est
jaune, que j’existe, que mon « moi » existe et que ce moi a des sensations et est capable de réfléchir, de prendre des décisions, etc. Je recueille des informations de nature variée
grâce à mes cinq sens et j’accède ensuite à ces informations pour raisonner, agir, décider, parler, etc. Ned Block souligne qu’une information relève de la A-conscience quand on peut l’utiliser
selon différents types de comportements mentaux, d’actes langagiers ou d’actions potentiels.
La conscience phénoménale, ou P-conscience, est toute différente et beaucoup plus délicate à concevoir et à appréhender, et c’est elle qui m’intéresse particulièrement. Elle correspond non pas
au fait de ressentir quelque chose, mais à l’effet que cela fait de ressentir, à la perception des qualités éprouvées – des qualia, disent les philosophes. Dans le film Terminator, le robot ou
cyborg du même nom est capable de voir et d’entendre, il a la sensation de soi, il possède donc la A-conscience de son environnement et de soi. Lorsqu’il perd un bras, il a la A-conscience de
cette amputation. Mais à la différence d’un humain, il ne peut avoir la P-conscience du mal ressenti. Il pourrait certes avoir été programmé pour hurler sa douleur, ce qui serait une
manifestation de la A-conscience de son amputation. Mais ce comportement n’impliquerait en rien qu’il éprouve réellement une douleur, qu’il ait la P-conscience de ce que cette amputation lui
fait ressentir.
Dans la philosophie de l’esprit, toute une littérature traite du « zombie », un être qui nous ressemble totalement... sauf qu’il ne ressent rien. Le zombie croit qu’il ressent, car il
a tous les comportements que nous pouvons avoir. Mais en réalité, ça ne signifie pas qu’il ressente réellement l’effet intérieur que lui procure un souffle de vent sur la joue, une mélodie
magnifique ou un coucher de soleil sur la mer. Cet argument a été critiqué puisqu’il est invérifiable, donc non scientifique ; par exemple, nous sommes peut-être nous-mêmes des
« zombies » sans le savoir, mais personne ne peut l’attester. Cependant, cette distinction me paraît intéressante d’un point de vue conceptuel car elle met en lumière l’idée que nous
éprouvons quelque chose, et pas rien, lorsque nous ressentons et que nous savons que cette perception est présente en nous.
En quoi cette distinction est-elle opérante pour des scientifiques qui cherchent à comprendre comment « fonctionne » la conscience ?
Depuis des décennies, les neurophysiologistes cherchent l’explication de la conscience au niveau du cerveau et de son fonctionnement. Mais en réalité, leurs travaux et leurs théories portent le
plus souvent, sans que cela soit clairement explicité, sur la conscience d’accès, rarement sur la conscience phénoménale. Ainsi dans la littérature, on trouve une bonne vingtaine d’hypothèses
mettant en avant ce que l’on appelle le « corrélat neuronal de la conscience ». Par exemple, pour divers auteurs, l’existence d’oscillations électriques spontanées, synchrones à
certaines fréquences, dans des réseaux reliant le cortex cérébral et une région appelée thalamus, ou bien des mécanismes quantiques dans les microtubules des neurones expliqueraient l’émergence
de la conscience.
Ces théories font appel à des mécanismes cérébraux et neuronaux. abscons et complexes, comme si la complexité expliquait forcément l’émergence d’un « quelque chose » de dimension
supérieure, qui serait en l’occurrence la conscience. Or il y a dans la nature toutes sortes de phénomènes complexes et dynamiques (les nuages en mouvement, le vent sur les feuilles, etc.) dont
n’émerge aucune dimension supérieure.
En revanche, ces théories mécanistes ou fonctionnalistes sont plus intéressantes pour expliquer la conscience d’accès. Par exemple, dans le cadre de l’hypothèse de Bernard Baars selon laquelle
il existe dans le cerveau un « espace de travail global conscient » connecté à une multitude de modules sensoriels, Stanislas Dehaene, Claire Sergent et Jean-Pierre Changeux
(Inserm-CEA U562, Service hospitalier Frédéric Joliot, Orsay, et CNRS URA 2182 Récepteurs et Cognition, Institut Pasteur) proposent que la conscience émergerait parce que ces multiples modules
du cerveau seraient actifs simultanément et communiqueraient plus librement avec l’espace de travail conscient, et inversement. Et effectivement, pour accéder à la conscience des
caractéristiques d’un objet de l’environnement, il faut que les divers aspects de cet objet, sa forme, ses couleurs, etc., soient simultanément disponibles. C’est cette convergence
d’informations traitées par le cerveau en liaison avec les données mémorisées qui me permettra de reconnaître instantanément que, là devant moi, j’ai un écran d’ordinateur ou une porte jaune.
Mais cette théorie n’est qu’une approche de la conscience d’accès - elle ne me paraît pas avoir de portée pour comprendre comment j’ai conscience des « qualia », c’est-à-dire de
l’effet ressenti que me font les choses.
Votre position reste cependant très théorique. Pouvez-vous avancer des arguments expérimentaux ?
Avant d’expérimenter, il faut commencer par réfléchir autrement à propos de la conscience phénoménale. Je propose de prendre une idée déjà proposée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty
(1908-1961). Dans son ouvrage Phénoménologie de la perception (1945), il explique que « toute conscience est conscience perceptive » et que la perception implique une dimension active
du corps. Il faut repenser ce qu’est une sensation perçue en termes d’actions que notre corps entretient vis-à-vis de notre environnement.
Prenons par exemple la sensation du mou d’une éponge. Lorsque j’appuie sur l’éponge, elle cède sous la pression d’une façon particulière et j’en éprouve une sensation que je qualifie de
« mou ». Celle-ci ne réside donc pas dans l’excitation neuronale d’un « centre nerveux du mou » mais dans la potentialité d’actions que je peux exercer sur l’éponge, au
schéma des interactions possibles que je peux avoir avec elle. La « P-conscience du mou » correspond à ce schéma d’interactions entre mon système nerveux, mon organisme et les
propriétés particulières de l’éponge, schéma d’interactions dans lequel je suis engagé maintenant quand je ressens le mou.
Si l’on se place dans l’optique, à mon avis erronée, du corrélat neuronal de la conscience, on peut imaginer que des modules sensoriels rassemblant les informations du toucher communiquent avec
un « centre de la conscience », le stimulent, et que cela éveille la « conscience » du mou de l’éponge. Mais selon moi, cette description n’explique que la conscience
d’accès à ces informations, elle n’explique pas le « ce que ça me fait » de ressentir le « mou ». Car la conscience phénoménale traduit l’idée que la sensation nous fait
quelque chose, un effet, plutôt que rien ; aussi, étant donné que « ça me fait quelque chose », pourquoi ce « quelque chose » est-il différent selon les différentes
sensations ? Pourquoi le rouge et le vert produisent-ils sur moi des effets différents ? Imaginons qu’il existe, au niveau de la rétine, des récepteurs sensibles au rouge et d’autres
sensibles au vert (c’est une simplification de ce qui se passe réellement, qui nous suffira pour les besoins de l’argument). Ces deux types de récepteurs vont peut-être projeter vers le cortex
visuel des fibres nerveuses : une zone du cortex sera donc activée quand l’objet sera rouge, une autre zone corticale le sera en présence d’un objet vert. Des connexions avec d’autres
zones cérébrales permettront les comportements adéquats : freiner à un feu de croisement lorsque c’est rouge, affirmer qu’une tomate est mûre ou pas, par exemple.
Mais le problème est que ce type de schéma neuronal peut être appliqué à une machine. On pourrait très bien la connecter comme cela, ça ne la ferait pas ressentir l’effet des choses pour
autant. Elle ne ressentirait rien de différent entre le rouge et le vert, quand bien même elle serait capable de s’arrêter à un feu rouge et d’accélérer lorsque le feu passerait au vert.
Autrement dit, évoquer des réseaux neuronaux fonctionnellement interconnectés ne fait que décrire un câblage qui peut aboutir à une action motrice, mais n’explique pas la qualité particulière
de la stimulation.
Votre théorie est-elle plus explicative ?
Le philosophe Daniel Dennett a effectivement argumenté que les qualia sont une notion incohérente. Pour ma part, j’affirme simplement que l’on peut expliquer scientifiquement non seulement
comment nous avons la conscience d’accès de quelque chose de mou ou de vert mais également comment nous sommes convaincus que nous éprouvons quelque chose (conscience phénoménale), et que les
sensations que nous ressentons sont différentes et se classent dans des modalités sensorielles différentes. Ma théorie sensorimotrice est que cette conscience ne provient pas de l’activation
d’une représentation interne, cérébrale, des qualités de l’objet, mais est au contraire constituée par l’engagement de l’observateur dans une interaction sensorimotrice avec l’objet. Au moment
où je touche un objet, je suis engagé dans une interaction, et j’expérimente ; je vis ou éprouve donc des qualités d’interactions différentes selon que je touche une éponge, une surface
dure, lisse ou rugueuse, qui mettent en jeu aussi bien les propriétés de l’objet que les récepteurs sensoriels et le cerveau. Ces interactions vont constituer un ressenti, une conscience, qui
sera spécifique de l’objet en question.
Cette idée peut être testée expérimentalement et relève donc bien de la science.
Par exemple, dans le cas des couleurs, ma théorie ne paraît pas pertinente a priori car il semble que le mode d’interactions que l’on a avec le rouge ne soit pas différent du mode
d’interactions avec le vert. Avec les chercheurs de mon équipe, nous nous sommes penchés sur cette question. Nous avons posé l’hypothèse suivante : la sensation d’une couleur n’est pas
l’activation d’un certain type de neurones dans le cerveau mais la résultante d’une interaction particulière avec une surface de couleur. Si je fais bouger une feuille de couleur sous des
éclairages différents, les changements d’apparence de la feuille obéissent à certaines lois physiques. De même que l’éponge est caractérisée par le fait qu’elle cède sous la pression d’une
certaine manière, selon qu’elle est plus ou moins dure, mon interaction visuelle avec une feuille jaune est caractérisée par les lois physiques qui décrivent les changements lumineux provoqués
par les mouvements de la feuille, et conditionnée par les caractéristiques de mes photorécepteurs rétiniens. Or nous avons caractérisé les lois physiques qui décrivent les changements dans la
réponse des photorécepteurs rétiniens lorsque l’on bouge des surfaces de couleurs différentes. Nous avons observé que certaines surfaces ont des lois simples d’interactions et que la
variabilité des signaux reçus est plus faible avec ces surfaces que la variabilité moyenne provoquée en général. Les couleurs de ces feuilles correspondaient très précisément aux couleurs
prototypiques auxquelles les gens donnent un nom à travers toutes les cultures du monde : le rouge, le vert, le bleu, le jaune. La P-conscience de ces couleurs prototypiques naîtrait donc
des interactions particulières que nous avons avec elles, non de l’existence de centres corticaux spécialisés dans la perception de ces couleurs. Un autre exemple est la sensation de caresse
sur le bras.
L’interprétation classique d’une telle sensation est que l’influx sensoriel se projette depuis les mécanorécepteurs de la peau jusqu’au cortex, où il active la zone correspondant à l’endroit du
bras qui est stimulé. Cette interprétation considère que c’est l’activation différente des mécanorécepteurs, selon qu’il s’agit d’une caresse ou d’une piqûre, qui crée la différence de
sensation. Mais elle laisse de côté ce que les zones cérébrales stimulées ont de particulier pour faire ressentir que cette sensation est une caresse plutôt qu’une piqûre, qu’elle est appliquée
à cet endroit du bras et pas ailleurs. Dans mon interprétation, c’est l’assemblage des possibilités d’actions en liaison avec cet endroit de mon corps et la connaissance des conséquences de ces
actions qui constituent la sensation de caresse localisée en cet endroit particulier.
Si c’est bien cela, je devrais pouvoir modifier la sensation indépendamment de la stimulation des mécanorécepteurs du bras. Or c’est bien ce qui se passe avec l’« illusion de la main en
caoutchouc », expérience proposée en 1998 par Matthew Botvinick (University of Pittsburgh School of Medicine) et Jonathan Cohen (Pitt and Carnegie Mellon University), deux chercheurs
inspirés d’ailleurs par les travaux datant de 1937 d’un chercheur français, J. Tastevin. On pose sur une table, devant une personne, la réplique en caoutchouc d’un bras ; le sujet a son
propre bras caché derrière un écran. L’expérimentateur caresse simultanément le bras factice et le vrai bras. Au bout de quelques minutes, la personne a l’illusion curieuse que le bras en
caoutchouc est son propre bras. Ainsi, si on lui demande de fermer les yeux et d’indiquer où est son bras, elle indique une position proche de celle du bras réplique. Si l’on fait mine de
frapper celui-ci avec un marteau, elle sursaute. Si l’on utilise un bras en caoutchouc de plus grande taille, le sujet fera un geste trop court pour saisir un objet. C’est exactement ce que
j’ai prédit avec mon approche sensorimotrice. On peut même pronostiquer qu’il devrait être possible non seulement de modifier l’emplacement ressenti comme étant caressé mais de modifier le
ressenti de la douleur. Nous sommes en train de monter une expérience pour tester cette idée.
Pour en savoir plus
Laboratoire Psychologie de la Perception, CNRS Université Paris-Descartes http://nivea.psycho.univ-paris5.fr et
http://lpp.psycho.univ-paris5.fr/
Sur Ned Block
N Block (2005) Two Neural Correlates of Consciousness, Trends in Cognitive Sciences 9 : 46-52.
http://www.nyu.edu/gsas/dept/philo/faculty/block/papers/final_revised_proof.pdf
N Block (2007) Consciousness, Accessibility and the Mesh between Psychology and Neuroscience
http://eprints.assc.caltech.edu/261/01/Block_BBS_Final.pdf
N Block (2003) The Harder Problem of Consciousness
http://disputatio.com/articles/015-2.pdf
N Block (1995) On A Confusion About a Function of Consciousness http://cogprints.org/231/00/199712004.html
Expériences sur les couleurs
DL Philipona, JK O’Regan (2006) Vis Neurosci. 23(3-4):331-9.
http://nivea.psycho.univ-paris5.fr/PhiliponaVisNeurosci/PhiliponaVisNeurosci.pdf
Sur la théorie sensorimotrice
E Myin, JK O’Regan (2006) Situated Perception and Sensation in Vision and Other Modalities : a Sensorimotor Approach
http://homepages.vub.ac.be/ emyin/M&ORRev.pdf
JK O’Regan, A Noë (2001) A sensorimotor account of vision and visual consciousness, Behav Brain Sci. 24(5) : 939-73.
http://nivea.psycho.univ-paris5.fr/OREGAN-NOE-BBS/ORegan ;Noe.BBS.pdf Sur l’illusion de la main en caoutchouc
M Botvinick (2004) Probing the neural basis of body "ownership", Science 305 : 782-3.
http://wernicke.ccn.upenn.edu/ mmb/Botvinick_Science_04.pdf