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Ecosia : Le Moteur De Recherch

26 avril 2009 7 26 /04 /avril /2009 18:24
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Franc-Maçonnerie Blog Maçonnique
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26 avril 2009 7 26 /04 /avril /2009 17:17
athee
Point de Bascule
Se moquer des religions, y compris l'islam...
Point de Bascule - Montréal,Québec,Canada
Un point de vue athée. Si l'auteur de cette vidéo vivait aux Pays-Bas, il serait assurément condamné à la prison. Il faut être capable de se moquer de tout, ...
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Athee Sunday ride
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26 avril 2009 7 26 /04 /avril /2009 11:32
Tribune libre - Article paru
le 16 avril 2003

Sortir de la préhistoire par Christian Godin (*)

Notre monde reste structuré par les règles de la souveraineté des États, celles que l’Europe, à partir des traités de Westphalie (1648), a promues pour elle-même avant de les exporter aux autres continents. Du moins pour ce qui concerne les actions diplomatiques et militaires, car nul État désormais, pas même le plus puissant d’entre eux, ne dispose d’une totale maîtrise de ses finances et de son économie. Et tel est l’un des paradoxes de la modernité : Georges Bush a les moyens de faire intervenir son armée à l’autre bout de la terre mais le dollar lui échappe en grande partie : Philippe-Auguste au Moyen ¶ge disposait d’un pouvoir plus considérable sur sa monnaie.

Un monde westphalien constitué d’une multiplicité d’États théoriquement souverains ne peut pas être un monde juste, il est fatal que l’un d’eux l’emporte et écrase les autres de sa puissance : ce fut le cas de la Grande-Bretagne au XIXe siècle, tel est le cas des États-Unis à partir de la Première Guerre mondiale. Cette souveraineté incomparable s’appelle hégémonie. Et même si elle fait ressentir ses effets dans tous les domaines, matériels et symboliques, il n’est pas nécessaire qu’elle prenne la forme impérialiste, ou même impériale, au sens classique de ces termes, pour s’exercer.

De même que la domination d’un État sur une société peut offrir l’avantage de lui assurer une certaine sécurité, l’hégémonie d’un État sur le monde ne présente pas que des inconvénients - car si le pouvoir peut être terrible, le chaos peut l’être davantage encore. Cela dit, en un temps où la valeur de justice est inséparable de celle d’égalité (cela n’a pas toujours été le cas, loin s’en faut), l’hégémonie ne peut que paraître insupportable à ceux qui n’en bénéficient pas directement. Elle représente à l’échelle internationale une manière de noblesse à la fois oublieuse et méprisante, qui voit dans les peuples des manants et dans les amis de ceux-ci des ennemis. Même si l’on laisse de côté les aventures auxquelles un État hégémonique est conduit par la seule inertie de sa puissance, cette position d’exception ne peut valoir comme une constitution stable pour le monde car il n’y a pas de pouvoir solide sans reconnaissance. Le seul fait que l’hégémonie américaine n’est pas reconnue comme légitime par la majorité des États et des peuples - lesquels, de plus en plus, forment une manière de démocratie d’opinion à l’échelle du monde -, et qu’elle ne le sera vraisemblablement jamais, la condamne à disparaître à plus ou moins brève échéance.

À ce facteur psychologique et symbolique il convient d’ajouter la dynamique de l’économie mondiale qui est en train de pousser la Chine au premier rang à l’horizon du demi-siècle qui vient. Un monde westphalien dans lequel l’actuelle hégémonie sera de plus en plus disputée est un monde inévitablement violent et dangereux, et c’est pourquoi il est urgent que l’Histoire prenne le tournant que le philosophe Kant, il y a deux siècles, désignait comme un idéal de la raison. Opposé à un gouvernement mondial où il devinait le danger du despotisme, Kant prévoyait néanmoins une " société des nations " (l’expression est de lui) pour laquelle les différents États accepteraient de se dessaisir d’une partie de leur souveraineté afin d’établir la paix universelle. Les États, en effet, continuent de se comporter les uns vis-à-vis des autres en sauvages. Or, de même que la formation d’un État exige que les individus renoncent à leur violence individuelle pour se soumettre à la loi commune, dans la société des nations, les États devront renoncer à leur violence particulière pour se soumettre à une législation pacifique universelle. Cela dit, la condition pour que ces États acceptent d’abandonner une part de leurs prérogatives est qu’ils aient une constitution républicaine - donc que la loi commune soit déjà le principe de leur gouvernement. Là résident à la fois la faiblesse, la difficulté et le formidable défi de la pensée politique de Kant.

Deux cents ans après lui, force est de constater que nous n’avons pas beaucoup avancé sur cette voie. La Société des nations née après la Première Guerre mondiale a vécu vingt ans d’impuissances et de trahisons ; elle n’a pas résisté aux fascismes et à la Seconde Guerre mondiale. L’Organisation des nations unies qui a pris sa relève n’a jusqu’à présent guère fait mieux. Faute de bras armé puissant, faute de soutien actif de la part des grands États jaloux de leurs souverainetés, elle s’est vu réduite à une fonction morale dont l’efficacité ne s’est manifestée que pour les conflits les moins désastreux.

Une bonne partie des déséquilibres du monde actuel vient du gigantesque décalage entre la mondialisation (qui n’est pas seulement financière et économique, mais aussi scientifique, technique, culturelle, et même psychologique et morale) et le maintien d’un cadre politique qui reste celui des derniers siècles. Marx expliquait la Révolution française par la contradiction entre l’infrastructure (les forces productives et les rapports de production de la France de 1789) et la superstructure (l’organisation monarchique et féodale des hiérarchies et des privilèges). C’est une contradiction analogue entre l’économique et le politique qui déchire le monde actuel, d’où les violentes tensions qui, en l’absence de révolution possible ou pensable, ne manquent pas d’agiter un grand nombre de pays. Le cadre westphalien des États arc-boutés sur leur puissance, par ailleurs rognée par l’hégémonie d’un seul et par les transnationales sans frontières, sera de moins en moins adapté pour résoudre les formidables défis qui sont déjà ceux de l’humanité tout entière en termes de liberté civile, de justice sociale et de protection de l’environnement. Le dépassement de ce cadre dans une organisation des États unis (et non pas des " nations ", comme le sigle officiel le prétend illusoirement) qui serait de type confédéral, voire fédéral, est selon nous indispensable pour éviter à l’humanité de sombrer dans de trop prévisibles tragédies. Kant était prudent et modeste en proposant une simple société des nations garantissant la paix universelle. Il nous faudrait aller plus avant. Or nous sommes encore très loin de cette prudence et de cette modestie - d’où notre accablement.

Si aujourd’hui nous voulons la paix, la liberté, le bien-être, la justice, nous ne pouvons les vouloir que pour tous les hommes, car notre solidarité ne s’arrête pas aux frontières d’un pays ni même à celles d’un continent. Or cette mondialisation véritable, qui ne se limite pas aux marchés solvables, ne peut être que le fait d’une organisation politique universelle - universelle et pas seulement internationale. Puisque désormais l’humanité forme un peuple, grâce d’ailleurs à des forces que nul n’a réellement voulues, il faut que ce peuple soit libre, donc souverain. À l’égard de cette souveraineté véritable, seule légitime, celle des États, fussent-ils hégémoniques, apparaît comme le reliquat des antiques féodalités.

Marx disait que tant que la société ne sortira pas de la lutte des classes, elle ne sortira pas de sa préhistoire. Cette pensée peut être transposée sur la scène du monde : tant que les États ne sortiront pas de leur lutte pour la souveraineté, ils ne dépasseront pas leur préhistoire. L’Histoire en effet n’a pas encore, de ce point de vue, commencé. Espérons seulement qu’elle ne s’achèvera pas avant d’avoir commencé.

(*) Philosophe. Dernier ouvrage paru la Fin de l’humanité, Champ Vallon. 240 pages, 19 euros.


Expo-Prehistoire
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26 avril 2009 7 26 /04 /avril /2009 08:29

ESSAI. En cette Année Darwin, le biologiste Yves Christen propose une admirable leçon scientifique et morale sur notre rapport aux animaux

L'animal comme personne
Le regard du chimpanzé, notre plus proche cousin, exprime la personne qui est en lui. (PHOTO DR)
(PHOTO NON VISIBLE )

L'anecdote qui ouvre ce livre donne le ton : au zoo de Detroit, un homme voit un chimpanzé tomber à l'eau dans le fossé entourant son île. Voyant le singe incapable de nager et près de se noyer, il se jette à son secours malgré la présence de congénères menaçants, l'empoigne et le ramène sur la berge. Interrogé sur son acte aussi spontané que courageux, il répondra : « J'ai vu son regard. C'était comme croiser celui d'un humain. Et ce regard disait : quelqu'un peut-il m'aider ? »

L'oeil scrutateur qu'on voit à l'orang-outang derrière les barreaux de sa prison zoologique sur la couverture du livre d'Yves Christen est aussi éloquent : « L'animal est-il une personne ? » interroge le biologiste. Étendue sur 450 pages aussi serrées que passionnantes, la réponse est un « oui » délibéré, étayé par l'examen attentif des recherches les plus récentes sur le comportement de nos amies les bêtes.

Généticien, biologiste et spécialiste des neurosciences, Christen s'appuie sur une masse de données scientifiques dont l'ample bibliographie donne une idée de la richesse. Études sur les chimpanzés, les bonobos, les otaries, les singes verts, les éléphants, les ours, les souris, les insectes : toutes les expériences et études menées par les primatologues, éthologues, zoologues de tous poils se succèdent pour décrire les dernières avancées sur les secrets du monde animal : le langage, le raisonnement, la compréhension, l'imitation.

Mais le propos ne se borne pas aux capacités cognitives des animaux. Il s'intéresse aux autres aspects signant à nos yeux le fameux « propre de l'homme » que les progrès du savoir rendent pourtant de plus en plus problématique : les animaux ont-ils une culture ? Font-ils société ? Ont-ils une morale ? Une vie intérieure ? Des émotions ? Chaque fois, la réponse accumule faits incontestables ou troublants qui bousculent nos certitudes.

Christen ne se borne pas au terrain scientifique. Car c'est la question morale qui, au fond, l'intéresse. Tout ce que nous savons - et ce que nous ignorons encore - doit, dit-il, conduire à nous demander au nom de quoi nous dénierions aux animaux le statut de « personne ». Car rien, pas même le décryptage comparé du génome de l'homme et du chimpanzé (dont nous partageons 99 % du patrimoine génétique et que la science refuse encore d'intégrer au genre Homo), n'indique d'écart décisif.

Au passage, il égratigne les philosophes champions de l'anthropocentrisme - Descartes, Kant - pour qui l'animal, privé de raisonnement, n'est qu'une machine errant au hasard de l'instinct alors qu'un Montaigne ou un Schopenhauer se montrent bien plus ouverts.

Le léopard par son nom

Sur la scène biologique, le grand Buffon, malgré sa contribution à la classification du monde vivant, en prend pour son grade, lui qui ne repère que comportements répétitifs, individus interchangeables, et pas d'âme animale sinon collective à l'échelle de l'espèce. Or l'expérience mène au contraire à voir en chaque individu, fût-ce une fourmi, un être différent. Et parler de « personne » ne vaut pas que pour les espèces bénéficiant de notre bienveillance, éléphant, dauphin ou grand singe. Christen raconte combien les léopards ont compté dans sa vie : pas les léopards en général mais la centaine d'individus qu'il a rencontrés, et appelle par leurs noms comme il le ferait d'amis humains, et si différents les uns des autres.

En cette Année Darwin, ce livre tombe à pic. Pourtant figure d'une science triomphante, le savant anglais avait conscience qu'elle ne pouvait tout se permettre. Ainsi ses avancées justifient-elles les souffrances infligées aux animaux de laboratoire ? Christen pose le débat sans sectarisme : favorable aux expérimentations, il rappelle que ce choix implique un poids moral à assumer. Et les progrès énormes dans le rapport aux animaux ne doivent pas faire oublier que la compassion ne suffit pas : ce qu'il faut, c'est reconnaître la personnalité animale, sans doute différente de la nôtre, mais d'égale valeur.

« L'animal est-il une personne ? » d'Yves Christen, éd. Flammarion, 535 p., 24 ?.

Auteur : Christophe lucet
c.lucet@sudouest.com

Tags : France Environnement Nature yves
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26 avril 2009 7 26 /04 /avril /2009 08:15
Université populaire

 

 

Arras : Rester joyeux
Ils sont passionnés, passionnants, érudits, drôles, généreux et s’insurgent contre le savoir marchandise. Pour sortir du schéma argent-culture, ces amis, pour la plupart enseignants, ont créé à Arras une Université populaire, gratuite et chaleureuse. Autour de Paule Orsoni, l’enthousiaste présidente du groupe, ils proposent régulièrement des conférences et débats au centre Noroit d’Arras. Le fil conducteur des soirées : être accessible à tous.

Pas de note, pas d’évaluation, pas de niveau requis… juste du plaisir. De chaque côté du micro. « Nous voulons faire plaisir et nous faire plaisir, commente Anthony Jouvenel, professeur de géographie. Du côté du public, nous souhaitons éveiller la curiosité, créer le débat. De notre côté, nous voulons traiter des sujets qui nous intéressent, qui ne sont pas dans les programmes scolaires ni universitaires. » Pour Paule Orsoni, professeur de philosophie au lycée Gambetta d’Arras, « affronter un autre auditoire qui n’a pas peur de la note, partager du savoir… permet de trouver un souffle bénéfique à nos élèves. » Ces altruistes-là se cassent la tête pour captiver un public hétérogène : ceux qui connaissent déjà le sujet proposé et ceux qui n’en ont jamais entendu parler. Pas facile. « En tout cas, il faut rester joyeux, s’exclame Mme Orsoni. Si c’est pour reproduire les affres de l’école… » Ses mots restent en suspens et elle rit. « Quand nous restons simples et précis, nous sommes accessibles. » Conceptualiser est le mot préféré des soirées de l’Université populaire. Apparemment, le public l’a compris. Ils sont vingt à trente auditeurs à chaque conférence. « Nous avons nos fidèles, poursuit Paule Orsoni. Nous savons que certains ont récupéré une partie du savoir et qu’ils se l’approprient. » Anthony Jouvenel était spectateur avant d’être acteur. Agrégé de géographie, il a eu lui aussi envie de partager son érudition avec simplicité. Passionné par l’art contemporain, il a présenté un cycle de conférences sur Christo, l’artiste qui emballe le Pont-Neuf et le Reichstag. Ses prochaines interventions s’attarderont sur Le Touquet-Paris-Plage et s’intègreront entre les conférences de philo, de musique, de sciences humaines, de littérature… données sérieusement mais sans jamais se prendre au sérieux.


Dans le Pas-de-Calais
  • Université tous âges – 143, avenue du Général-de-Gaulle – 62200 Boulogne-sur-Mer
  • Tél. 03 21 31 40 36 et 03 21 31 81 06.
  • Université du Temps libre – 11 ter, rue Neuve 62100 Calais. Tél. 03 21 96 02 83
  • Université pour tous – Gérard Barbier 10, rue de Chanzy – 62000 Arras.

    Prochains rendez-vous à 20 h 30
    au centre Noroit,
    rue des Capucins à Arras
    • 31 janvier : Anthony Jouvenel, géographie : « Le Touquet-Paris-Plage au cœur des représentations géographiques » 1re séance. Les 2e et 3e séances sont prévues les 14 mars et 2 mai.
    • 6 et 7 février : Michel Morello, musique : les concertos de Rachmaninov, la fin d’un genre.
    • 6 et 7 mars : Michel Morello, musique : Les nocturnes de Chopin et le bel canto bellinien.
    Beaucoup de conférences sont traduites en langue des signes par un interprète, lui aussi bénévole, David Lobry.
    Rens. Siège de l’association : 03 21 71 52 07
    http://perso.wanadoo.fr/upnpdc
    Un atelier philo pour enfant (entre 4 et 12 ans) est mis en place dès janvier 2006.
    Marie-Pierre Griffon


Université populaire- Mai 68

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25 avril 2009 6 25 /04 /avril /2009 11:33

Curiosité Heideggerienne ...

Ceux qui connaissent un tant soit peu Bataille ont peut-être perçu dans la note précédente où je me suis permis d'introduire sans l'annoncer un peu de ses « Moments Souverains ». Celui qui se trouve être à l'origine de ces quelques notes vit une certaine similitude entre les moments souverains de Bataille, que j'avais présentés lors d'une « conférence » à la fac (http://les-plumes-du-parthe.blogspot.com/2008/12/georges-bataille-un-commentaire-de.html), et ce que je lui ai présenté comme étant la curiosité, telle que la définit Heidegger, lorsqu'il me demanda de lui parler de tout ça. Ayant manqué ce qui est essentiel dans ce concept de curiosité, on s'est assez vite perdus dans une conversation non dénuée d'intérêt, mais malheureusement vide de toute pertinence.
Heidegger est un auteur difficile, en raison surtout du langage extrêmement technique qu'il a développé, même la curiosité, on le verra, n'est qu'une partie de ce qu'on entend en général par ce mot et exclue radicalement l'autre, mais malgré sa technicité, il arrive que le langage commun retrouve précisément et sa pensée,et son langage.

Heidegger, dans Être et Temps, cherche à expliciter les différents modes d'être du sujet, c'est à dire à voir de quelle manière l'être en lui s'exprime et par quels moyens il parvient à connaître quoi que ce soit de l'être. Ce faisant, il en vient à distinguer des modes d'être authentiques, et d'autres inauthentiques. Ces modes d'être inauthentiques sont de véritables modes d'être du sujet, c'est à dire qu'ils expriment réellement une dimension, une composante de la nature du sujet, mais seulement, ils lui font manquer l'être des choses (et de lui-même) qu'il croit pourtant atteindre. Il y a principalement trois modes d'être inauthentiques, qui sont tous trois une forme d'être sur le mode du on, c'est à dire qu'ils sont impersonnels et toujours fondé non sur un rapport direct aux choses, mais sur un rapport médié par l'avis d'un tiers non identifiable qui n'est rien d'autre que la société. C'est en ce sens-là qu'ils sont jugés inauthentiques, car ils ne se fondent pas sur la nature de l'être mais bien sur quelque chose qui, au final, reste au niveau superficiel du langage : ce n'est pas parce qu'une chose possède certaines qualités propres qu'il faut l'avoir vue, mais simplement parce qu'on le dit.

Ces trois modes inauthentiques sont le bavardage, dans lequel on ne se soucie que de ce qu'on dit, et où on prend ce discours assumé par personne en particulier pour la vérité elle-même à l'aune de laquelle nous évaluons et réformons nos idées, sans se soucier jamais de leur correspondance ou non correspondance avec les choses-mêmes, c'est à dire d'avec la nature des objets qui sont pourtant en question. On ne sort ainsi pas de la simple sphère du discours et on manque les choses. Il en va de même d'une certaine manière de la curiosité. En effet, chez Heidegger, la curiosité se limite à une portion assez limitée de ce que l'on appelle habituellement curiosité. Ici, ce n'est que l'envie de lire ce qu'on dit mériter d'être lu, voir ce qu'on dit important d'avoir vu, et écouter les oeuvres que l'on doit avoir écouter. C'est là le quotidien, et en fait, parfois, c'est là la seule curiosité que l'on connaisse. À première vue, ça peut paraître un peu déroutant, on pense que la curiosité, c'est un peu plus vaste. Mais si on oppose cette curiosité à quelque-chose qui serait un intérêt véritable, alors on accepte mieux ce concept, et d'ailleurs, le langage commun ici recouvre la philosophie.
On dit en effet, et ce souvent pour se dédouaner, pour s'excuser aux yeux des autres qui risqueraient de voir cela comme stigmatisant, qu'on a lu un livre, était voir une exposition, par curiosité. « Simplement par curiosité ». Parce qu'une pub nous a dit que c'était bien, ou un ami, et, d'une manière générale, parce qu'on dit que. Alors, que ce soit un livre, une exposition, un film, un lieu ou quoi que ce soit d'autre, on le consomme sans trop y penser dans le seul but de l'avoir consommé, sans y chercher de sens particulier, sans vouloir ou même tenter d'en percer l'être et d'en dégager une signification et souvent ça glisse sur notre conscience sans vraiment y laisser de trace, et passe, par la curiosité, de divertissement en divertissement (ce concept là vient de Pascal, il ne me semble pas surfait ici. Le mode inauthentique nous fait manquer l'essentiel, comme le divertissement, la curiosité nous fait nous complaire dans des objets qui ne peuvent sortir de leur dimension purement linguistique, car dans la curiosité, c'est un langage totalement indépendant des choses-mêmes qui est déterminant dans le choix de ce qu'il convient ici d'appeler divertissements). D'ailleurs, là aussi, le langage commun est proche de ce que dit Heidegger, car non content de représenter une certaine défense, dire qu'on a été voir quelque chose par curiosité est bien souvent la marque que l'on n'y a rien trouvé d'intéressant, qu'on y a été sans autre motivation que la conformité au « on dit ».

Or l'intérêt, c'est justement ce qu'on pourrait opposer à cette curiosité, comme étant déterminé non par un avis impersonnel et extérieur, mais par une certaine spécificité de la chose rencontrée qui nous interpellerait et nous amènerait à essayer d'atteindre véritablement ce qu'elle est. J'avoue avoir lu Appolinaire et Rimbaud par curiosité, avoir vu beaucoup de films de la même manière, le dernier en date étant Camille de Cukor, et m'être ennuyé à un certain nombre d'expositions pour n'y être allé que par curiosité. Il serait absurde cependant de vouloir aller contre ça, car d'une part, c'est là un mode d'être quotidien, et qu'au quotidien on ne pourrait être autrement (cela révèle en effet une dimension de notre essence, et il est douteux que l'on puisse aller contre), et d'autre part, parce qu'il n'est pas rare que la rencontre avec un objet qui va susciter notre intérêt survienne dans le cadre de cette curiosité, on se surprend alors à découvrir quelque chose de profond et qui nous touche intimement et nous plonge dans sa réalité, nous séparant entièrement du contexte premier qui amena la rencontre et nous amène à nous construire et à nous transformer à partir de là, dans ce rapport particulier qui se créé entre soi et la chose.

Ainsi en va-t-il de certains poèmes d'Appolinaire et de Rimbaud auxquels je pense souvent. Zones, « Et maintenant tu marche tout seul parmi la foule, des troupeaux d'autobus mugissant près de toi roulent », ou la vénus Anadyomède, qui on acquis tout de suite une certaine consistance. Pareil pour Murakami Ryù. J'ai lu Bataille et Masoch par pur intérêt, parce qu'il me semblait qu'ils étaient une base nécessaire à acquérir pour répondre aux questions que je me posais. J'ai lu L'étranger de Camus par curiosité et je n'y ai rien trouvé d'extraordinaire. Là, ça n'a pas dépassé ce stade et je dois dire que je l'ai lu que parce que c'est un livre qu'il faut avoir lu, dit-on...

24.4.09 18:20, Commenter

TOTENAUBERG
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25 avril 2009 6 25 /04 /avril /2009 11:14
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25 avril 2009 6 25 /04 /avril /2009 10:54
Interview de Patrick Bauwen (le vendredi 02 février 2007)
Au milieu de l'ambiance sympathique et conviviale du festival de polar de Saint-Quentin en Yvelines, Patrick Bauwen a répondu à quelques questions pour Polars Pourpres. Une interview au cours de laquelle Patrick revient sur la conception de L'Oeil de Caine et sur sa définition d'un bon page-turner.
© Polars Pourpres - 2007
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Nicolas : Bonsoir Patrick. Peux-tu commencer par te présenter à tous ceux qui ne connaissent pas encore l'auteur de L'Oeil de Caine ?
Patrick Bauwen : Je m'appelle donc Patrick Bauwen, j'ai 38 ans, marié, 2 enfants. Je suis médecin urgentiste et responsable d'un service d'urgences de région parisienne. Et, à mes heures perdues, je suis écrivain.

N. : J'ai appris que tu avais t'étais lancé dans l'écriture en rédigeant des scénarios de jeux de rôle pour Casus Belli dans les années 90, et des novellisations (Lanfeust de Troy notamment) au début des années 2000. Comment as-tu sauté le pas pour écrire ce premier thriller ?
P. B. : En fait, j'écris depuis très longtemps, depuis que j'ai l'âge de 17 ans. J'ai toujours eu envie d'écrire des histoires. Un de mes premiers flashes, quand j'étais petit, c'était les tout premiers livres de Philippe Djian, 37°2 le matin notamment, qui véhiculait une ambiance particulière qui m'avait beaucoup séduit. Et à partir de là, j'ai lu un bon nombre d'auteurs américains comme John Fante, Bukowsky, toute la beat generation en fait. J'avais très envie d'écrire de raconter de grandes et belles histoires de road-movies, qui se passaient forcément aux Etats-Unis à cause de la beat generation. Sauf qu'à l'époque, j'avais 16 ans, je n'avais absolument pas vécu, je n'avais rien à raconter donc c'était ridicule.
J'avais quand même fait des nouvelles, je m'étais lancé, remporté un petit concours de nouvelles dans mon lycée. J'avais toujours ce désir d'écrire.
Et en première année de médecine j'ai rencontré mon pote Christophe Debien et on s'est mis ensemble à écrire, parce que Chris est un fondu des défis et qu'il m'avait mis au défi d'écrire un scénario pour Casus Belli.
On s'est donc mis à écrire comme des forcenés jusqu'à ce qu'ils nous acceptent et là, j'ai pu trouver un exutoire. On avait des deadlines, on devait écrire tant de scénarios pour telle date, on avançait. C'était une forme d'écriture qui n'était pas satisfaisante du point de vue de la narration, mais en tout cas, pour ce qui était d'exercer son imagination et d'écrire une histoire, c'était déjà ça ! Je ne pouvais pas espérer mieux à cette époque-là.

N. : As-tu rencontré des difficultés particulières en écrivant ce premier roman, des difficultés que tu n'aurais pas rencontrées lors de tes précédents travaux littéraires ?
P.B. : C'est une bonne question et personne ne me l'a jamais posée. Oui, il y en a eu plusieurs. La première difficulté, c'est simple, c'était le souci du détail et le réalisme. Comme je suis un maniaque du scénario bien articulé, je voulais absolument que mon historie se tienne et que toutes les boucles soient bouclées. Ca impliquait une connaissance du terrain et des lieux que je voulais décrire et j'ai donc dû aller plusieurs fois sur place.
Ce n'est pas pour rien que l'histoire se passe aux Etats-Unis, c'est parce que j'avais des attaches dans la région que je décris. Je suis donc allé sur place à Santa Monica, j'ai harcelé les bibliothécaires jusqu'à ce que j'obtienne les bons documents. C'était en pleine élection de Bush en 2004 et la bibliothèque municipale de Santa Monica était l'endroit où avait lieu le recueil des bulletins. L'endroit était complètement saturé, c'était le tour final des élections. Kerry et Bush étaient au coude à coude, et c'était l'enfer sur place.
J'ai exhumé des archives, des coupures de presse sur des choses qui ont eu lieu 23 ou 24 ans auparavant à Santa Monica. Je ne pouvais les obtenir que là, ces documents n'existent pas sur internet. J'étais arrivé là de fil en aiguille en menant une petite enquête sur place auprès de différentes personnes et j'ai finalement pu exhumer les livres sur le sujet. C'est un des obstacles majeurs que j'ai rencontré.
Il a aussi fallu convaincre la police du Nevada de m'emmener ou de me laisser aller dans certains endroits dans lesquels on n'a normalement pas accès, par exemple dans des mines. Ca a été plus facile que ce que j'aurais cru, car les gens sont étonnement sympathiques. Même chose pour un grand hôtel de Los Angeles dont j'ai vu des parties qui normalement ne sont pas ouvertes au public. J'ai bénéficié d'un accueil formidable alors que je ne suis pas arrivé avec une quelconque accréditation. J'ai seulement expliqué que je voulais écrire un thriller qui se passait chez eux.
J'avais choisi mon intrigue à l'avance mais les détails techniques que j'ai pu voir sur place ont modifié l'histoire, qui s'est nourri de mon enquête sur place.
C'était donc une difficulté d'aller sur place, mais je l'ai fait en plusieurs fois, ça s'est très bien passé et ça reste un grand moment pour moi.

N. : Tu as souvent travaillé à deux ou plus, lorsque tu écrivais des scénarios pour Casus Belli notamment. Tu penses écrire un jour un thriller à 4 mains ?
P. B. : Non. Ce n'est pas possible parce que je mets trop d'humain et de personnel dans une histoire.
Avant tout, j'adore les histoires bien tournées, je tiens à ce que le scénario soit de préférence compliqué mais surtout bien trouvé. C'est capital pour moi parce que je suis toujours déçu dans un film quand la fin tombe à plat ou qu'on devine trop vite les choses.
Ca, à la rigueur, c'est quelque chose qu'on imagine de concevoir à plusieurs. Mais sûrement pas le côté émotionnel qu'on injecte dans le livre parce qu'on ne peut espérer toucher les gens qu'en étant sincère, en se dévoilant, en mettant de ses propres faiblesses.
Ces faiblesses de l'auteur et dont il doit nourrir son livre vont être plus intéressantes que le fait de rendre des héros extraordinaires ou de montrer leurs côtés fabuleux. C'est beaucoup plus intéressant de parler de ses défauts, de ses erreurs, de ses doutes, de ses faiblesses, de tous ces côtés humains qu'on peut avoir soi-même et qu'on peut glisser dans plusieurs personnages. C'est ça qui va donner un aspect humain au livre et qui est difficilement partageable à deux.
J'aimais ça dans les livres de Djian et de la beat generation qui sont toujours écrits à la première personne : ils racontent les difficultés, des galères. J'aime aussi ça chez des écrivains comme Douglas Kennedy, ou Harlan Coben. C'est ce qui me touche, ce que je veux faire ressentir et j'ai envie de partager avec mes lecteurs : les galères et les réactions de monsieur et madame tout le monde plongés dans une situation extraordinaire. Pour ça j'ai besoin de rentrer dedans, et ça ne peut pas être écrit à 4 mains.

N. : L'Oeil de Caine raconte l'histoire de dix personnes sélectionnées pour participer à un reality show et qui se retrouvent prises au pièges d'un psychopathe et livrées à elles-mêmes en plein désert. Ton livre évoque de nombreuses références littéraires (on peut penser aux Dix petits nègres), télévisuelles (Lost) ou cinématographiques (le film Identity)…
P. B. : Je vais te livrer un scoop que personne ne connaît : c'est en voyant le film Identity pour la première fois que j'ai eu l'idée de départ de ce livre. Parce que pendant le film, je n'ai pas arrêté de carburer, en me disant « et si c'était ça, et si c'était ça, et si c'était ça… ».
Finalement, j'ai été déçu par la fin, je trouve que c'est un film sympa mais ça ne m'a pas ébloui. Par contre m'est resté pendant un long moment ce raisonnement : on est plongé dans une situation invraisemblable, qui ne peut pas arriver, donc quelle est l'explication.
Cette scène là est directement reprise dans la première scène du réveil après l'accident dans laquelle Tom Lincoln se demande ce qu'il se passe, pourquoi il est le seul à comprendre et le seul à avoir des indices que les autres n'ont pas. Il essaie alors d'émettre une série d'hypothèses. Si j'ai mis ça dans cette scène-là, c'est parce que ça retransmettait mon état d'esprit en ayant vu le film Identity.

N. : Toutes ces références, tu les revendiques donc totalement ?
P. B. : Oui, tout à fait. Je suis issu de la génération série télé. Ca a commencé avec Dallas quand j'étais tout petit, une série dans laquelle les personnes livrées au turpitudes de leurs voisins sont obligées de réagir, et c'est ça qui nous avait tous fascinés. Les méchants sont toujours plus fascinants que les gentils, c'est d'ailleurs pour ça que tous les personnages ont un côté méchant.
Je revendique complètement les références aux séries télé, et l'influence du cinéma est également flagrante. Pourquoi hésiter à se payer un décor, des explosions, des figurants, des couchers de soleil dans le désert du Nevada… vu que ça ne coûte rien de le faire dans un livre. C'est gratos, les effets spéciaux ne sont pas chers du tout, donc pourquoi est-ce qu'on n'en profiterait pas ? (rires)

N. : Ton livre contient donc énormément de références aux séries télés (Dallas, 24, Les Contes de la crypte, et j'en passe), aux films (de Bruce Lee à Usual Suspects), à l'univers musical des années 80-90, et tu vas même jusqu'à citer des marques, ce qui est assez rare dans des romans.
P.B. : Tout ça, c'est complètement volontaire. Rien n'est pas calculé ! Tout est millimétré (rires). Il s'agit de références volontaires pour pouvoir rentrer dans une histoire.
Je vais complètement à l'envers de la démarche de certains auteurs qui au contraire s'acharnent à ne pas situer leur livre dans le temps pour le faire durer plus longtemps, comme ça si on le relit dans 5 ans il ne fera pas "daté". Moi, pas du tout, je veux que mon roman soit daté, pour qu'on puisse rentrer avec moi dans l'histoire.
Quand je parle de séries télé, c'est parce que j'essaie de toucher toute une génération de gens qui ont les mêmes références que moi et pour qui ça va évoquer des souvenirs d'enfance. Lorsque je fais des flash-backs dans les années 80, j'ai envie qu'ils se souviennent des mêmes musiques, des mêmes marques qu'on a découvertes ensemble. Pour qu'ils se rappellent eux aussi ce que ça leur faisait, pour qu'ils puissent réintégrer leurs propres souvenirs d'enfance.
C'est un moyen d'attirer le lecteur à soi, pour qu'on communique ensemble par le biais de références communes.
Même chose pour les musiques et les marques. C'est pour dire : « Voilà, le héros a une armoire IKEA, moi j'ai une armoire IKEA, vous aussi vous avez une armoire IKEA, on a tous une armoire IKEA chez soi donc on pourrait très bien se retrouver à sa place ». C'est une façon simple de faire passer ce genre de message-là pour s'identifier.
C'est tout un boulot, au passage, de créer des références à une culture qui soient identifiables. C'est un roman dans lequel je revendique totalement l'influence des thrillers américains, mais en même j'ai essayé de m'en démarquer parce que mon livre ne s'adresse pas au public américain. C'est un livre fait pour les Français donc je dois utiliser des références qui sont lisibles pour le public français. Les Américains ou les Anglo-saxons en général ne se préoccupent pas du tout de savoir si on connaît leurs marques, leurs références, et très souvent — je pense en particulier au livre que je lis en ce moment, Lunar Park de Bret Easton Ellis —, il y a un tas de références culturelles américaines qui sont totalement impossibles à identifier pour nous. Si Bret Easton Ellis raconte qu'un gamin est habillé typique de la génération Abercrombie, ça ne veut rien dire pour un Européen, ou du mois un Français. C'est un style qui ne correspond à rien chez nous.
Il fallait donc que j'utilise des références internationales qui soient lisibles dans notre langue et qui veulent tout de suite dire quelque chose, tout en correspondant quand même à la culture américaine. Idem pour tous les travers de personnalités américaines, les expressions toutes faites ou un tas de choses que les Anglo-saxons ne prennent pas la peine de nous expliquer. A chaque fois j'ai utilisé une approche française de façon à ce que ce soit lisible et parlant pour nous. Ce qui n'est pas le cas dans la littérature anglo-saxone, où on rate toutes ces références voire on les perd à la traduction.

Montage « L'Oeil de Caine »N. : Tu situes donc l'action de ton roman aux Etats-Unis. La première partie de ma question, c'est de savoir pourquoi. La seconde, ça serait de te demander si tu imagines que tu aurais pu écrire un roman similaire se déroulant en France ?
P. B. : Je situe l'action aux Etats-Unis, parce que j'ai pas mal d'attaches là-bas comme je l'ai dit tout à l'heure, et que j'y passe une partie de l'année. Pour moi, c'est donc plus facile.
C'est intéressant, parce que pendant longtemps j'ai été passionné par l'héroïc fantasy, le médiéval fantastique. Et les Etats-Unis, c'est un peu mon héroïc fantasy. Ca me permet de décaler l'histoire et de lui donner une dimension épique en la rendant plus forte.
Autre raison, l'histoire ne se passe pas en France parce qu'il ne faut pas oublier qu'il a des parts de moi dans ce premier livre et que c'était difficile de situer les choses près de moi. De la même façon qu'il n'est pas évident d'écrire un premier livre à la première personne et de se livrer complètement, ça m'a permis de mettre un degré de décalage supplémentaire de manière à entrer énormément de choses dans chaque personnage, qu'il s'agisse d'expériences que j'ai vécu directement, ou que mes patients ont vécu.

N. : Au départ, je pensais que tu avais choisi les Etats-Unis, par rapport aux contraintes géographiques imposées par ton intrigue. Trouver un endroit isolé ou un désert en France, c'était moins facile…
P. B. : Oui, ça l'aurait moins bien fait… L'Oeil de Caine à la Dune du Pila… C'était possible, remarque… mais moins glamour (rires)
J'ai eu une discussion comme ça avec une journaliste qui m'avait posé la même question et qui m'avait demandé si mon deuxième livre se passerait en France. C'est tout simple : imaginons qu'on veuille écrire une histoire qui se passe dans les marécages. Si c'est le marais poitevin, il y aura des sangliers, et voilà… Si ça se passe en Floride, il y aura des alligators et des hovercrafts qui foncent sur l'eau et des panthères : c'est quand même plus sympa, niveau imagination.
Mais d'un autre côté, les sangliers, c'est sympa aussi… Mais là encore, moins glamour :)

Attention ! La question suivante peut constituer un SPOILER sur L'Oeil de Caine ! 
N. : Une autre raison à laquelle j'avais pensée aussi, c'est par rapport à la téléréalité, même si ce n'est qu'un prétexte à ton roman. Est-ce que ce genre d'émission, qui peut être crédible venant des Etats-Unis, pourrait exister en France ?
P. B. : Et bien en fait, je crois qu'elle est vraiment possible. Il y a des émissions qui sont tout à fait dans ce goût là, ce n'est plus de la science fiction du tout. Les plus en avant sur la question sont les Asiatiques, qui produisent des émissions absolument terribles dans lesquelles les gens sont pas du tout prévenus des catastrophes qui vont leur tomber dessus, et qui se retrouvent par exemple dans une cabine téléphonique avec des rats des serpents. Rien ne dit que ces personnes ne vont pas mourir d'un arrêt cardiaque ou encore qu'il ne va pas se passer quelque chose qui va vraiment tourner mal. L'émission Survivor aux Etats-Unis est va quand même assez loin, c'est un Koh-Lanta bien plus rude dans lequel il faut être un sportif de haut niveau pour s'en sortir.
Ils ont aussi sorti une émission incroyable, en Australie ou aux Etats-Unis, inspirée des Nightmare on Elm street (les films sur Freddy Krueger) dans laquelle un homme piège un voisin, sa femme ou un ami, sans que l'autre soit au courant. Il envoie Freddy chez lui pour lui faire peur. Une sorte de caméra invisible sans le côté marrant de la chose. Freddy Krueger en pleine nuit qui rentre chez toi… Il y a moyen de mal réagir…


N. : Parlons un peu de ton futur au niveau littéraire… Tu penses écrire toujours des thrillers ? Je te demande ça, parce que, comme tu le disais, tu étais au départ plutôt attiré par l'héroïc fantasy, et malgré ça Chris et toi vous êtes tous les deux orientés vers le thriller.
P. B. : Le thriller est pour moi un vrai moyen d'expression. Un moyen de faire tourner les pages, comme le font d'ailleurs les séries télé. Je prends l'exemple de Desperate Housewives : ça parle de voisinage, des problèmes de cœur d'un groupe de femme, de la vie de tous les jours, mais le mode narratif reste le thriller et c'est pour ça qu'on regarde des séries. Des problèmes qui pourraient paraître banals, triviaux, deviennent passionnants parce que le mode narratif est celui du thriller.
C'est donc pour moi un vrai mode d'expression. Ce sera le cas pour celui que je suis en train d'écrire, même s'il ne s'agira pas nécessairement d'une histoire criminelle. D'ailleurs, je ne me range pas dans la catégorie polar, mais plutôt suspense.

N. : C'est donc ça qui t'attire : cette capacité de scotcher le lecteur, lui faire tourner les pages, l'emmener où tu veux.
P. B. : Exactement, c'est ce qui me plaît. D'autres auteurs font d'ailleurs ça dans un genre totalement différent. Par exemple, Guillaume Musso écrit de superbes histoires d'amour avec des rebondissements, ce qui permet de donner une dimension intéressante à ses histoires. C'est également l'aspect "page-turner", tourner les pages…
Il y a tout un travail pour maîtriser cette méthode. Rien n'est laissé au hasard là dedans. On peut étudier tous les auteurs qui utilisent cette technique, voir toutes les recettes qu'ils utilisent, se les approprier, et les réutiliser pour arriver à ce que cela paraisse invisible quand on les emploie. Ce n'est pas quelque chose qui vient naturellement, mais c'est ce qui fait qu'on lit un livre d'une traite.

N. : C'est intéressant, parce que pour beaucoup d'auteurs, le terme "page-turner" a une connotation négative, trop commerciale.
P. B. : Oui, un aspect "pop-corn". Il faut se décomplexer par rapport à ça, on peut très bien faire les deux en même temps.
Personnellement, je l'assume complètement. Je n'ai pas de vrai message subliminal dans mes histoires. Tout ce que je souhaite c'est que le lecteur et moi, on passe un bon moment ensemble. Si dans les millions de choses que je raconte il peut en plus en tirer une partie pour lui, que ça lui serve de béquille et qu'il puisse s'en servir d'une façon ou d'une autre pour voir la vie du bon côté, alors c'est fantastique. Le seul message que je pourrais éventuellement avoir c'est qu'il faut passer un bon moment. C'est plus important que poursuivre des buts ésotériques.
Tous mes personnages essaient d'une façon ou d'une autre de s'en sortir et de tirer ce qu'il y a de meilleur dans la vie. Le seul message subliminal, ce serait cette vision du "verre à moitié plein".
C'est vrai pour des livres qui peuvent paraître très noirs par ailleurs. Les bouquins de Douglas Kennedy racontent toujours l'histoire d'un personnage très humain, très simple, sans ressort extraordinaire, qui s'allonge d'une façon magistrale. Le lecteur subit sa chute et attend de voir comment il va s'en sortir. C'est réjouissant de voir qu'on peut tomber très bas et qu'il reste malgré tout de l'espoir et qu'on peut toujours s'en sortir. J'aime beaucoup cette idée.

N. : Pour terminer, tu as quelques conseils d'auteurs à nous donner ? De bons "page-turners" que tu apprécies ?
P. B. : Douglas Kennedy, Harlan Coben, Peter James. Pour les français, Maxime Chattam, incontournable. Et j'aime beaucoup Franck Thilliez et Guillaume Musso. De très bon page-turners.
Au risque de vraiment faire de la propagande de base, il faut dire que le premier page-turner c'est quand même Stephen King. Il ne faut pas oublier que pendant des années, sous le nom de Richard Bachman, il a publié des bouquins à la tonne dont le seul but avoué était de les faire vendre dans des grandes publications, dans des journaux d'ailleurs sans équivalent en Europe. Ces auteurs étaient publiés à la page, et si les lecteurs ne tournaient pas les pages, les auteurs étaient virés et ne sortaient pas de papiers la semaine d'après. C'est ça, l'invention du page-turner. Il fallait qu'ils écrivent des histoires d'épouvante, de fiction et il fallait absolument capturer le lecteur quoi qu'il arrive.
Les nouvelles d'Isaac Asimov, de Ray Bradbury, c'est exactement pareil. On n'a rien inventé.
Peut-on dire que Stephen King, c'est de la littérature pop-corn ? Oui, en un sens, c'est vrai. Mais l'objectif reste de passer un bon moment et ça n'a pas empêché King d'écrire des livres magistraux comme Différentes Saisons dans lequel il a mis beaucoup de lui-même.
On peut tenter très modestement d'approcher le talon de Stephen King. Je ne pense pas qu'on puisse lui arriver à la cheville, mais au talon, peut-être…
 
MACRO OEIL- IGUANE
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25 avril 2009 6 25 /04 /avril /2009 10:05

Roman noir américain, philosophie et critique sociale : David Goodis, James Crumley, Dennis Lehane

 

 

Le texte d’une conférence, explorant les connexions entre la quête du sens et les rapports sociaux chez trois auteurs américains de polars, prononcée à Montréal lors de « La nuit de la philosophie » des 21-22 mars 2009…

 

 

 

 

Introduction

 

 

Cette conférence va mettre l'accent sur les liaisons entre la teneur philosophique d’un certain roman noir américain et sa portée de critique sociale. Je tenterai donc de croiser éclairage philosophique et éclairage sociologique dans une perspective éthico-politique engagée. Car je suis à la fois, professionnellement, sociologue et philosophe politique, et engagé dans le mouvement altermondialiste, au sein d’ATTAC France, du Nouveau Parti Anticapitaliste initié par Olivier Besancenot et du réseau des universités populaires alternatives relancé par Michel Onfray.

 

 

 

Je me centrerai simplement sur trois auteurs américains qui ont marqué le genre « roman noir » à des périodes différentes :

 

 

  • David Goodis (1917-1967) né à Philadelphie-Pennsylvanie , écrivant dans les années 1930-1960 ;

 

  • James Crumley (1939-2008), né à Three Rivers-Texas et ayant longtemps vécu à Missoula-Montana, écrivant dans les années 1960-2000 ;

 

  • et Dennis Lehane (né en 1966 à Dorchester-Massachusetts), qui vit dans la région de Boston, dans le Massachusetts, écrivant à partir des années 1990.

 

 

Le cinéma s’est d’ailleurs intéressé à deux de ces auteurs : Goodis surtout (avec: avec notamment Les passagers de la nuitDark Passage – en 1947 aux États-Unis, mais aussi en France : Tirez sur la pianiste en 1960, Le casse en 1971, La lune dans le caniveau en 1983 ou Rue barbare en 1984), et déjà Lehane : Mystic River en 2003, et Gone baby gone en 2007. Crumley a, quant à lui, était scénariste pour le cinéma.

 

 

 

Sur ces trois auteurs, j’insisterai un peu plus sur Goodis, qui constitue pour moi un des maîtres du genre ; Crumley et Lehane se présentant dans mon exposé comme des contrepoints contemporains, proposant des tonalités différenciées.

 

 

 

J'inscris mes analyses dans le cadre de quelque chose comme une philosophie littéraire, qu'a esquissée l'écrivain italien Claudio Magris à propos de la grande littérature moderne(1). Philosophie littéraire, c'est-à-dire une attention à la portée philosophique de la littérature, dans un « jeu de langage » différent de la philosophie, celui de la littérature. Entre philosophie et roman noir, il faudrait envisager alors tout à la fois les spécificités des deux registres (et ne pas tout mêler indistinctement dans un grand « tout » culturel à la manière « post-moderne »), mais aussi les analogies dans un dialogue transfrontalier, propre justement à nourrir cette philosophie littéraire.

 

 

 

Dans cette perspective, le roman noir participe du « grand style » de la littérature moderne tel qu’il est caractérisé par Magris :

 

 

 

« le roman moderne serait en fait l’anti-épopée du désenchantement, de la vie fragmentaire et désagrégée» (op. cit., p.33), en contant «souvent l’histoire d’un individu à la recherche d’un sens qui n’existe pas » (p.31).

 

 

 

Cependant, le roman moderne, comme le roman noir, n’ont pas abandonné pour autant la question du sens. D’où leur tonalité mélancolique, dans les tensions entre les déchirures vécues du non-sens et la quête du sens.

 

 

 

La notion de mélancolie renvoie ordinairement dans nos dictionnaires à un état de tristesse, de dépression, de spleen, de vague à l’âme. Il inclinerait au pessimisme. Le philosophe Daniel Bensaïd, dans son livre Le pari mélancolique (2), distingue toutefois deux formes historiques de mélancolie. Le premier type de mélancolie est la « mélancolie romantique », une mélancolie fortement nostalgique, surtout tournée vers le passé. Mais il y aurait aussi une deuxième mélancolie : ce qu’il nomme la « mélancolie classique », que l'on pourrait aussi appeler mélancolie radicale, une mélancolie ouverte sur l’avenir, sur la construction d’un avenir différent, puisant dans le passé des ressources pour ouvrir un autre futur. C’est cette seconde mélancolie radicale qui a été particulièrement travaillée par le philosophe et écrivain allemand Walter Benjamin, dans ses thèses « Sur le concept d’histoire » de 1940 (3), dans un croisement original entre un judaïsme laïcisé et un marxisme hétérodoxe.

 

 

 

Mais la mélancolie serait aussi associée à la fragilité. Cette piste a été ouverte en 1765 dans le livre-symbole de la philosophie des Lumières : l’Encyclopédie d’Alembert et Diderot. Ainsi l’article « mélancolie » de l’Encyclopédie s’ouvre ainsi :

 

 

 

« C’est le sentiment habituel de notre imperfection » (4).

 

 

 

Tristesse, pessimisme, rapport erratique à l’avenir, fragilité : la galaxie mélancolique propre au roman noir rencontre souvent ces repères dans l'expérience du désenchantement. Mais tant Goodis que Crumley et Lehane ont davantage à voir avec la mélancolie radicale qu'avec une mélancolie exclusivement nostalgique : le désenchantement entre donc en tension avec l'utopie (au sens de l'attente d'un ailleurs) dans un couple détonnant, qui nous ouvre peut-être de nouveaux horizons politiques. En quel sens de nouveaux horizons politiques ? Si l'on suit encore Claudio Magris :

 

 

 

« Le désenchantement est une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l'espérance » (5).

 

 

 

Le mot même « désenchantement » suppose un rapport à un « enchantement » antérieur chronologiquement ou du moins logiquement, comme étalon plus ou moins implicite du vécu de la désillusion. Pour Magris, le désenchantement « corrige l'utopie » même (ibid., p. 18). Il ne la laisse pas se complaire dans un optimisme béat, il la leste de pessimisme. On ne repartirait pas comme avant, avec comme boussole les seuls scintillements des « lendemains qui chantent ».

 

 

 

On aurait incorporé un sens du tragique, c'est-à-dire une conscience des événements qui nous échappent et qui peuvent nous écraser. Après les tragédies politiques du XXème siècle, ce ne serait pas du luxe. Mais sans abandonner l'aiguillon utopique, sans se noyer complètement dans un discours fataliste, voire cynique. Les philosophies mélancoliques qui travaillent un certain roman noir américain ont quelque chose d'un art funambulesque.

 

 

 

Cet art funambulesque sera décomposé dans cet exposé en quatre mouvements : 1) le mouvement des désenchantements ; 2) un mouvement établissant des passages entre la question philosophique du sens et la dimension sociologique de la critique sociale ; 3) le mouvement de l’utopie ; et 4) le mouvement du peut-être. On conclura sur des questions philosophiques avec l’aide de Clément Rosset et de Maurice Merleau-Ponty.

 

 

 

 

 

1er mouvement : Désenchantements

 

 

 

Le désenchantement donne fréquemment une tonalité particulière aux histoires et aux personnages de ces romans noirs américains.

 

a) Goodis

 

Arrêtons-nous d’abord sur la noirceur du désenchantement chez Goodis. Dans Vendredi 13 (Black Friday, 1954 ; trad. franç. en Gallimard/« Série noire »), Hart a suivi un parcours du désenchantement. Quand il se retourne vers sa jeunesse étudiante, il voit des promesses :

 

« à l'époque, Hart était alors un jeune homme romanesque qui adorait errer seul à l'aventure pour recueillir des impressions ».

 

Et maintenant, à presque 34 ans, il est poussé vers :

 

« Le vide, le néant! »

 

Un personnage de Rue barbare (Street of the Lost, 1952 ; trad. franç. en Rivages/« Noir ») lance aussi :

 

« Le couvercle saute, l’eau déborde. On ne peut pas échapper à ça. On ne peut pas échapper à la douleur. Même si on fait semblant de l’ignorer, elle est toujours présente ».

 

Chez Goodis, le noir de l'existence a souvent la forme d'un engrenage, aux accents fatalistes. Celia avance ainsi dans Sans espoir de retour (Street of no return, 1954 ; trad. franç. en Gallimard/« Folio-Policier ») :

 

« Nous n'aurions pas du commencer. Maintenant, je crois que c'est trop tard ».

 

Dans La pêche aux avaros (The Raving Beauty, 1967 ; trad. franç. en Gallimard/« Folio-Policier »), Jander avouant son amour pour Vera se voit répondre par le vieux Renziger :

 

« Ca ne vous mènera nulle part. Cette petite est complètement perdue dans le noir et n'a pas envie d'en sortir ».

 

b) Crumley

 

Le désenchantement chez James Crumley est teinté de l’humour et de l’ironie contestataires de la fin des années 1970. Dans le chef d’œuvre de Crumley, Le dernier baiser (The Last Good Kiss, 1978 ; trad. franç. en Gallimard/« Folio-Policier »), le détective Sughrue plante ainsi le décor de son existence :

 

 

 

« Ca faisait une paye que je causais tout seul moi aussi. C’était exactement ce que j’étais en train de faire l’après-midi où l’ex-femme de Trahearne m’avait appelé - assis dans mon petit bureau de Meriwether, dans le Montana, à contempler la benne-poubelle du Prisunic qui débordait dans la ruelle par-derrière, en train de me dire que ça m’était égal que les affaires soient au point mort, en train de me dire qu’en fait ça me convenait parfaitement ».

 

L’humour allège donc la noirceur par rapport à Goodis. Mais cette atmosphère ironiquement maussade, dès les premières pages de l’ouvrage, gagne quelque peu en aigreur par la suite, en position instable entre ironie et tragique :

 

 

« Personne ne vit éternellement, personne ne reste jeune assez longtemps. Mon passé m’apparaissait comme autant d’excédent de bagages, mon avenir comme une longue série d’adieux et mon présent comme une flasque vide, la dernière bonne lampée déjà amère sur la langue ».

 

C’est souvent le contexte du désenchantement post-contestataire de la fin des années 1970 qui irrigue nombre de pages de Crumley, donnant une tonalité politique à son ironique amertume.

 

c) Lehane

 

Les romans de Lehane sont aussi fabriqués avec des morceaux de pessimisme noir (crimes abjects, horreurs et, plus largement, constat de la persistance du « mal »). Ce sont ces dures images qui accompagnent les enquêteurs lors de la disparition d'une petite fille de quatre ans dans Gone, baby, gone (1998 ; trad. franç. en Rivages/« Noir ») :

 

« la première nuit de fraîcheur depuis des semaines, apportant un sentiment de pessimisme, de froide désespérance ».

 

Dans le même roman, se dessine également une froide lucidité sur l'impasse d'une vie :

 

« J'avais le sentiment qu'il découvrait tout au bout de ce long trajet intérieur le final consternant de sa propre déliquescence, le gaspillage de sa vie ».

 

Mais chez Lehane, comme chez Crumley, la distance et l'ironie allègent par moments la dureté du constat. On n'est pas aussi plombés par la gravité de la fatalité que chez Goodis. Le sourire s'interpose. C’est par exemple le cas dans Un dernier verre avant la guerre (A drink before the War, 1994 ; trad. franç. en Rivages/« Noir ») :

 

«Beaucoup de gens faisaient le point sur leur vie, ces jours-ci. Á en juger par Devin et Angie, je n'étais pas trop sûr que ce soit une idée géniale».

 

 

2e mouvement : Le sens et le sociologique

 

 

Chez Goodis, Crumley et Lehane, il y a comme un cadrage sociologique de la quête du sens des personnages. On va voir que cela prend des tonalités pour une part différentes chez les trois auteurs.

 

a) Goodis

 

La perte de sens a une forte inscription sociale chez Goodis. Elle apparaît générée par une société déshumanisée par la loi de l’argent :

 

« En vieillissant, on s'aperçoit que le monde a un cœur de pierre et que la seule chose à laquelle on puisse vraiment se fier, c'est une machine à calculer »,

 

entend-on dire à Charley dans Vendredi 13. Ce sont aussi les contraintes sociales qui nourrissent le non-sens quotidien dans Tirez sur le pianiste! (Down There, 1956 ; trad. franç. en Gallimard/« Série noire »). Goodis décrit ainsi les clients du vendredi soir du « Harriet's Hut » :

 

« Les gars avaient travaillé dur toute la semaine aux usines de Port Richmond et quand ils venaient là, c'étaient pour boire, pour boire encore, oublier les soucis, noyer dans l'alcool la réalité de ce monde, trop sec et trop gris, qui les attendait au-delà de la porte ».

 

Il y a un roman de Goodis où questionnement existentiel et analyse quasi-sociologique apparaissent particulièrement emmêlés tout en renvoyant à des registres autonomes l'un de l'autre : c’est La lune dans le caniveau (The Moon in the Gutter, 1953 ; trad. franç. en Fayard/10-18). William Kerrigan, docker de 35 ans, habite Vernon Street, rue de la déchéance sociale.

 

William est hanté par le suicide de sa jeune sœur après un viol. La question philosophique du sens de l'existence est constamment agitée en lui. Cette interrogation existentielle n'est pas le simple produit des déterminations sociales, sans pouvoir être détachée d'elles. Elle déborde le sociologique tout en étant tramée par lui. C'est comme si Goodis avait trouvé une articulation originale entre une philosophie existentielle et le sociologique, sans que la première soit la couche profonde sur laquelle surnagerait le second (comme souvent chez les philosophes), ni que la première ne soit qu'un simple effet du second (comme chez nombre de sociologues). Les deux niveaux apparaissent noués l'un à l'autre, sans qu'il y ait une hiérarchie de ces niveaux, ni que l'un ne soit entièrement réductible à l'autre.

 

La rencontre amoureuse avec une femme d'un autre milieu social se présente alors brusquement à William Kerrigan, l'entraîne dans des sensations inconnues, emporte son imagination. Pourtant, malgré la persévérance de cette Loretta Channing, cela s'avèrera impossible. Car William apparaît trop alourdi par la fatalité de sa condition sociale. Comme dans la sociologie de Pierre Bourdieu, le rapport subjectif à sa propre trajectoire sociale vient renforcer les probabilités sociales objectives : c’est ce que Bourdieu a appelé « la causalité du probable » (6). Un passage de La lune dans le caniveau apparaît significatif de ce point de vue :

 

« Puis soudain elle disparut de ses pensées, et tout le reste de même, sauf les choses qu'il avait devant les yeux, la rue pleine d'ornières, le caniveau et les seuils défoncés des maisons délabrées. Cela le frappa de plein fouet, cette prise de conscience inévitable qu'il traversait la vie avec un billet de quatrième classe ».

 

Et puis à la fin du livre, son histoire et celle de sa sœur se rejoignent dans un double fatalisme social et tragique existentiel :

 

« Et quel que soit l’endroit où les plus faibles se cachaient, ils ne parvenaient jamais à échapper à la lune de Vernon. Elle les tenait pris au piège. Elle les tenait pris dans leur destin. Tôt ou tard, ils seraient mutilés, démolis, écrasés. Ils apprendraient à la dure que Vernon Street n’était pas un lieu pour les corps délicats et les âmes timides. »

 

D'où la séparation finale avec Loretta, ainsi décrite :

 

« Elle avait les yeux humides : Si on pouvait seulement…

 

- Mais on ne peut pas, dit-il. Tu ne vois pas ce qui se passe ? On n'est pas sur les mêmes rails. Je ne peux pas vivre à ta façon, et toi, tu ne peux pas vivre à la mienne. C'est la faute à personne. C'est juste la façon dont les cartes sont distribuées ».

 

b) Crumley

 

 

 

C’est de l’intérieur de la décomposition « soixante-huitarde » et de la récupération néocapitaliste des désirs d’ailleurs que Crumley peint souvent le tableau de la société américaine. Dans un recueil de nouvelles de 1988 intitulé Putes (Whores ; trad. franç. en Rivages/« Noir »), Crumley résume d’une phrase :

 

« "Drogue, Sexe et Rock’n’Roll" n’est plus le cri de la liberté, mais un slogan commercial de plus ».

 

Le capitalisme tente de tout attraper dans sa machine à marchandiser, même ses critiques et ses contestataires. On rejoint les analyses plus récentes des sociologues Luc Boltanski et Éve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (7). La critique sociale chez Crumley revêt immédiatement une tonalité politique. Après l’effervescence « soixante-huitarde », le sens unique de la marchandise se substitue au foisonnement des rêves, le non-sens politique remplace la quête d’un sens politique alternatif.

 

c) Lehane

 

Chez Lehane, le sociologique dote les quartiers d'une empreinte historique et contribue à les redécouper en fonction de l'arrivée de nouvelles populations et de l'ascension sociale des plus anciennes. La dimension « classe sociale » apparaît alors très imbriquée avec la dimension « ethnique ». Les matériaux du sens sont bien sociaux, inscrits dans le cours de rapports sociaux. C'est particulièrement le cas dans la série des enquêtes des détectives Patrick Kenzie et Angela Gennaro.

 

Dans le premier ouvrage de cette série (Un dernier verre avant la guerre, 1994), est ainsi décrit le Dorchester de son enfance :

 

« Le Dorchester dans lequel j'ai grandi était ouvrier traditionnel, avec des quartiers délimités le plus souvent pas les églises catholiques qu'ils entouraient. (…) Nous étions tous irlandais ou polonais, ou assez proche pour que ça passe. Nous étions tous blancs ».

 

Il pointe aussi les fortes tensions présentes au sein des classes populaires entre blancs et noirs. Il parle ainsi de « Rage blanche réactionnaire », qu'« On entend surtout parmi les pauvres et les travailleurs », ceux-là même qui suscitent justement la nostalgie de son enfance. Ce qui l'écartèle entre critique extérieure et compréhension de l'intérieur.

 

Mais le sociologique et la quête du sens peuvent aussi se rejoindre chez Lehane. Toujours dans Un dernier verre avant la guerre, il nous interpelle :

 

« L.A. brûle, et dans tant d’autres villes, le feu couve en attendant le jet d’essence qui arrosera les braises, et nous écoutons des politiciens qui alimentent notre haine et notre étroitesse d’esprit, qui nous disent qu’il s’agit simplement de revenir aux vraies valeurs, alors qu’eux sont assis dans leurs propriétés de bord de mer à écouter les vagues pour ne pas avoir à entendre les cris des noyés. Ils nous disent que c'est une question de race, et nous les croyons. Ils appellent ça une "démocratie", et nous hochons la tête, tellement content de nous-mêmes. (…) nous fermons les yeux et nous nous endormons, troquant nos corps, nos âmes, contre les vernis rassurants de la "civilisation" et de la "sécurité", fausses idoles de notre rêve humide du XXème siècle ».

 

Le questionnement existentiel et la critique sociale s'épaulent mutuellement. Car les dérèglements des cadres collectifs posent des problèmes à l’âme individuelle. Le sens de l’orientation individuelle ne se constitue pas sans repères collectifs.

 

 

3e mouvement : L'utopie, malgré tout

 

 

Le désenchantement n’est pas exclusif de trouées utopiques dans un certain roman noir américain.

 

a) Goodis

 

Le désenchantement, le pessimisme, voire le fatalisme, ne sont pas seuls en piste chez Goodis. Ils rencontrent sur leur chemin l'utopie (au sens de l’aspiration à un ailleurs, à un tout autrement), et tout particulièrement l'utopie amoureuse.

 

Si l'utopie se maintient, malgré tout, c'est qu'il y a des résistances humaines à la déshumanisation de la société marchande. On le saisit dans ce passage où Vanning pense à Martha face à Fraser dans La nuit tombe (Nigthfall, 1947 ; trad. franç. en Gallimard/« Série noire ») :

 

« Et moi qui me croyait plein de bon sens, dit-il. Moi qui croyait connaître quelque chose à la vie.

 

Ils restèrent plantés sur le trottoir, immobiles. Fraser alluma une cigarette.

 

- Nous croyons tous savoir quelque chose de la vie. Nous croyons tous nous connaître. S'il en était ainsi, nous serions des machines à calculer, non des êtres humains. Vous être amoureux de cette fille et vous ne voulez pas bousiller sa vie. (…) »

 

Il y a ainsi chez Goodis la possibilité d'échapper, parfois seulement un moment, mais un moment à jamais gravé en soi, un instant d'éternité, aux pesanteurs de non-sens. Dans La pêche aux avaros est ainsi décrite la magie de La Rencontre (avec un L et un R majuscules) :

 

« La seule chose qui me revienne, c'est une sorte de frémissement intérieur, une vibration, une sorte de contact entre deux personnes. Seulement, ça n'a rien de physique. C'est beaucoup plus profond que ça. Et quand on l'a éprouvé une fois, on en reste marqué. »

 

Souvent cet instant d'éternité n'évite pas l'impasse, même s'il demeure présent en soi infiniment. Mais de temps en temps il ouvre un autre chemin, comme dans Cauchemar (Dark Passage, 1946; adapté au cinéma avec Humphey Bogart et Lauren Bacall ; trad. franç. en Gallimard/« Folio-Policier ») :

 

« Il avait l'impression d'avoir longtemps cheminé sur un mauvais sentier boueux, crevé d'ornières, au tracé incertain, et que, soudain, il débouchait sur une route cimentée, blanche, large, lisse, propre et qui s'étendait jusqu'à l'infini ».

 

Mais même si elle s'avère une possibilité avortée, l'utopie reste vive en soi, dans la confrontation justement avec le tragique, dans ce qui est appelé « la souffrance pourpre des désirs impossibles » dans La Pêche aux avaros.

 

Ni l'utopie, ni le tragique ne se trouvent complètement indemnes de leur confrontation. Émerge alors le funambulisme du peut-être, qui constituera notre quatrième et dernier mouvement.

 

b) Crumley

 

Mais envisageons, avant ce fil du peut-être, à l’utopique chez Crumley. Dans Le dernier baiser, le détective Sughrue va partir à la recherche d’une femme (Betty Sue) qu’il ne rencontrera qu’après une longue série de péripéties (comme dans le magnifique Sylvia d’Howard Fast de 1960, trad. franç. en Rivages/« Noir »). La magie du baiser, comme sortie humaine du noir, apparaît alors au rendez-vous, comme une trouée utopique au cœur d’un monde déglingué :

 

 

 

« Et elle s’est penchée pour m’embrasser légèrement sur le coin de la bouche, un baiser de grande soeur, mais son haleine sentait les herbes et les fleurs séchées. Et l’eau de source, bonne et rafraîchissante.

 

A dix heures, alors, elle a chuchoté.

 

C’est là que je l’ai embrassée sur la bouche. Ses lèvres se sont entrouvertes légèrement, nos langues se sont touchées un bref instant électrique et ses yeux se sont agrandis. Ils se sont assombris, d’un bleu orageux.

 

Je suis désolée, elle a fait, s’excusant pour quelque chose qu’elle n’avait pas fait. Quelque chose qu’elle ne voulait pas faire ».

 

 

 

Mais le fil du baiser est ténu. Le rapprochement de leurs corps n’ira pas plus loin. Car, même si Sughrue va sauver la vie à Betty Sue, il refusera de faire l’amour avec elle. Justement parce qu’il est amoureux d’elle et qu’il sent que ce n’est pas réciproque. Une façon de se tenir, entre tragique et utopique !

 

c) Lehane

 

Chez Lehane, l'utopie amoureuse perce également. Par exemple, dans les rapports compliqués entre Kenzie et Gennaro. C'est ainsi que s'achève Sacré (Sacred, 1997 ; trad. franç. en Rivages/«Noir») :

 

« L'ornement de la beauté, a écrit Shakespeare, est suspect.

 

Il avait raison.

 

Mais la beauté pure, dépourvue d'ornement et d'affectation, est sacrée, digne de notre respect, de notre loyauté.

 

Lors de ces nuits au bord de la mer, je prenais la main d'Angie pour la porter à mes lèvres. Je l'embrassais. Et parfois, alors que les flots se déchaînaient sous un ciel de plus en plus sombre, je me sentais empli d'admiration. Je me sentais humble.

 

Je me sentais comblé ».

 

Mais, comme chez Goodis, l'harmonie n'est jamais définitive, l'expérience des discordances revient périodiquement, les tensions ne sont jamais complètement dépassées. Hegel n'a plus la main.

 

 

4e mouvement : Les funambules du peut-être

 

 

 

Dans peut-être, le verbe être est caractérisé par le possible (peut). Mais un tel possible est marqué par le doute et l’incertitude souvent induits par l’emploi de l’adverbe. Justement l’adverbe peut-être exprime une hésitation entre le pessimisme et l’optimisme, appréhendés comme deux éventualités incluses dans un processus non strictement déterminé à l’avance. C’est la figure du pari, avec son lot de risques, qui émerge d’une telle philosophie du peut-être (8).  

 

a) Goodis

 

Chez Goodis, cette figure du peut-être apparaît directement dans La blonde au coin de la rue (The Blonde on the Street Corner, 1954 ; trad. franç. en Rivages/« Noir ») :

 

« Tout ce temps passé, c’était un pari sur l’avenir; leur numéro sortirait peut-être un jour, ou il ne sortirait jamais. Mais tant que les dés n’avaient pas cessé de rouler, il y avait toujours un certain éclat dans ce qu’ils faisaient. Le simple fait de se dire que leur numéro sortirait peut-être, ou qu’il pouvait ne jamais sortir...Peut-être et encore peut-être ou peut-être pas. Mais tant qu’il y avait un "peut-être", il leur restait l’éclat ».

 

Le peut-être est l’aiguillon du rêve, malgré la conscience de la noirceur du monde, en affrontant la noirceur du monde, sans se la masquer dans la mièvrerie. Dans le cas de ce roman, le rêve de Ralph n’aboutira pas. La figure aimée d’Edna s’éloignera, et celle de Lenore (la blonde au coin de la rue, incarnant une existence plus banalement médiocre) s’imposera.

 

Mais l’équilibrisme du peut-être ne tombe pas inéluctablement du mauvais côté chez Goodis. L'utopie ne se révèle pas toujours impossible. Ainsi les choses étaient plutôt mal parties pour Andrew dit Rif dans L’allumette facile (Fire in the Flesh, 1957 ; trad. franç. en Gallimard/« Folio-Policier »). La police était sur les talons de ce marginal alcoolique, réputé être un incendiaire. Pourtant, la fin du roman se présente comme le réveil d’un cauchemar, sous le regard gorgé d’espérances de Leila (ce sont les dernières lignes du roman) :

 

« Il leva la tête et regarda Leila. Il sentait toujours la tiédeur des doigts de la jeune fille sur les siens. Cette chaleur se mêlait à son parfum, à l’éclat de ses yeux qui semblaient verser sur lui, faire pénétrer en lui une douceur inconnue.

 

"C’est pour toi, dit-il en lui-même. Tout ce que je ferai désormais, tout ce que j’aurai à offrir, ce sera pour toi."

 

Avec un soupir, elle se pencha vers lui comme si elle l’avait entendu. Et brusquement, pour lui faire un présent, à son tour, pour bien lui montrer qu’elle lui appartenait et qu’elle lui appartiendrait à jamais, elle souleva les deux mains d’Andrew et les posa sur ses seins» ».

 

 

Et même quand le désespoir prend le dessus chez Goodis, il reste ce qui constitue une double éthique et esthétique de l’existence : celle de « l’éclat » (« il leur restait l’éclat », écrit Goodis dans La blonde au coin de la rue).

 

 

Dans Rue barbare (Street of the Lost, 1952), la lucidité quant aux dérèglements du monde débouche aussi sur quelque chose comme une telle esthétique et éthique de « l’éclat » :

 

« Il faut faire quelque chose, pourtant. Garder la tête haute, un peu au-dessus des autres ».

 

Ici « l’éclat », c’est le maintien d’une intégrité, d’une dignité. Cette résistance de la dignité peut puiser dans des ressources du passé qui avaient été oubliées. C'est le cas de Corey Bradford, dans Les pieds dans les nuages (Night Squad, 1961 ; trad. franç. en Gallimard/« Folio-Policier »). Corey est un ancien flic corrompu, viré de la police et alcoolique, qui va trouver des forces dans l'image de son père mort, flic intègre lui, pour se rétablir. C'est ce que pointe un autre flic McDermott :

 

« - (…) Vous avez reçu le message.

 

- Quel message? D'où ça?

 

- De la tombe, dit McDermott. De votre père.

 

Corey frissonna.

 

- De votre père, répéta McDermott. De votre père qui était mon ami intime. Qui était un vrai policier. Qui était un cœur absolument pur et qui considérait l'insigne comme quelque chose de sacré ! »

 

Dans Retour à la vie (Retreat from Oblivion, 1938, le premier roman de Goodis ; trad. franç. en Rivages/« Noir »), le point d’interrogation du peut-être a même quelque chose d’indépassable, d’infini :

 

« On se sent parfois englouti d’une sourde tristesse que viennent soudain dissiper un sourire et un rire. Et puis une autre tristesse, un sentiment délicat, beau, ineffable, vient s’y superposer. Tout simplement. Et voilà qu’elle aussi s’efface, engloutie par un autre sourire, un autre rire. Parfois plus rien ne bouge. Restent la douleur et puis le rire. Et par-dessus, un grand point d’interrogation ».

 

 

Goodis ne cherche pas alors à refermer sur une certitude définitive les dés de la vie et ses interrogations existentielles. Pas de « Grand soir » (amoureux ou politique) qui transformerait le bonheur en absolu sans contradictions. Pas de grande « synthèse » d'inspiration hégélienne et ses prétentions à l'harmonie finale. Mais une quête sans fin, qui garde les traces des rêves comme des blessures passées.

 

Le métissage des singularités individuelles que le roman noir américain à la Goodis met en avant n'est pas le métissage lisse et heureux que la figure d'Obama incarne aujourd'hui sur les Unes des magazines. C'est un métissage d'identités rapiécées, d'identités cabossées, mieux exprimé au cinéma récemment par le catcheur joué par un Mickey Rourke boursouflé dans The Wrestler (de Darren Aronofsky, 2008) ou par Charlize Theron, elle perdue et torturée de l'intérieur par le passé sous l'apparence d'un corps magnifique, dans Loin de la terre brûlée (The Burning Plain, de Guillermo Arriaga, 2008)(9).

 

b) Crumley

 

Les peut-être de Crumley ont un parfum iconoclaste. Par exemple, on lit dans Les serpents de la frontière (Bodersnakes, 1996 ; trad. franç. en Gallimard/« Folio-Policier ») :

 

 

« - Je suis lesbienne, vous savez, dit-elle.

- Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes, dis-je, et même si vous le savez, chérie, j'aime assez l'idée d'être amoureux d'une femme que je ne peux pas baiser. D'une certaine manière je trouve ça pur et simple. »

 

C'est en s'adressant à Kate, une jeune femme croisée au cours de ses pérégrinations, que Sughrue s'interroge ainsi de manière abrupte sur l'identité sexuelle de cette dernière. Son interrogation, très queer, bouscule les identités figées, leur préférant des identités mobiles et ouvertes, laissant une place à l'incertitude. Le « Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes » de Sughrue signale aussi une hésitation, un trouble, une perplexité, typiquement crumleyens, dans la définition de l'identité personnelle.

 

Mais le questionnement crumleyen ne s'arrête pas là. Dans la deuxième partie de l'échange avec Kate, Sughrue ajoute donc un étrange « j'aime assez l'idée d'être amoureux d'une femme que je ne peux pas baiser ». Après avoir instillé le doute quant aux assignations identitaires figées, notre détective crumleyen dynamite le coït comme point de passage obligé de l'amour en régime post-soixante-huitard de liberté sexuelle. Crumley n'était pas un de ces gauchistes à dogmes uniques. Plutôt un gauchiste de la curiosité et de la pluralité, salivant par avance aux saveurs de l'inédit, un verre de whisky à la main, trinquant avec les peut-être

 

c) Lehane

 

Il y a également des peut-être chez Lehane, venant équilibrer les désenchantements. Par exemple, un peut-être politique dans cet échange entre un jeune chef de gang noir et Angie dans Un dernier verre avant la guerre :

 

 

« - L'homme blanc…a commencé Roland.

Angie a laissé tomber son sac et elle a dit :

- Roland, nous n'allons pas écouter ce discours à la con. Nous savons tout sur l'homme blanc. Nous savons qu'il a le pouvoir et nous savons que l'homme noir ne l'a pas. Nous savons comment marche le monde et nous savons que c'est pourri. Nous savons tout ça. Nous ne sommes pas trop contents de nous-mêmes non plus, seulement voilà. Et peut-être que si tu avais quelques suggestions sur le moyen d'améliorer les choses, on aurait de quoi discuter. Mais tu tues des gens, Roland, et tu vends du crack. Ne t'attends pas à des violons.

Il lui a souri. Ce n'était pas le sourire le plus chaleureux que j'aie jamais vu (…) mais il n'était pas complètement froid non plus.

- Peut-être, peut-être, a-t-il dit. »

 

Un bien infime espoir donc, mais qui a la fonction d'une boussole dans les confusions du monde. Vivre avec le peut-être, pour Lehane encore dans Un dernier verre avant la guerre :

 

« Ca s'appelle vivre avec la réalité de sa vulnérabilité ».

Bref assumer dans le risque, avec la tristesse et les joies afférentes, ses fragilités.

 

 

En guise de conclusion

 

 

Les figures du roman noir américain que nous avons explorées sont ainsi travaillées par des interrogations philosophiques dans la chair vive des rapports sociaux et politiques modernes. Cela tranche avec les morceaux les plus standardisés de la culture américaine qui sont largement diffusés chez nous par les industries culturelles, mais cela tranche aussi avec la vision stéréotypée de produits culturels complètement homogènes et standardisés dans laquelle un certain anti-américanisme primaire se complaît en France, particulièrement dans les gauches radicales. On aimerait d'ailleurs que les anticapitalistes et les altermondialistes récusant le monde-marchandise et en quête d'« autres mondes possibles » s'intéressent davantage à de telles dimensions existentielles et spirituelles plutôt que de ressasser des langues de bois traditionnelles ou d'être trop soumis à des préoccupations étroitement politiciennes. Je dis bien entendu cela de l'intérieur, en tant que militant d'ATTAC France et du Nouveau Parti Anticapitaliste.  

 

Ces figures du roman noir américain nous ramènent également à une question philosophique aux tonalités politiques : l'utopique constitue-t-il en un sens nietzschéen un « arrière monde » illusoire nous masquant le tragique, nous empêchant de nous confronter au tragique (ce qui serait alors la fonction principale des différentes religions, morales et politiques du « bonheur ») ? On peut tirer cette question d'un des livres les plus stimulants du philosophe Clément Rosset, La philosophie tragique datant de 1960 (Rosset avait alors 21 ans !) (10). Le tragique, c'est par exemple pour Rosset, dans le sillage de Nietzsche, se cogner à une mort accidentelle, dans ses dimensions « insurmontables », « irrémédiables » et « imméritées ». Quand un événement, dans ses douleurs et dans ses joies, déborde les catégories morales traditionnelles.

 

Comme Rosset, Goodis, Crumley et Lehane récusent une éthique qui consentirait à cet « oubli du tragique ». Mais, contrairement à Rosset, l'idée de bonheur, comme aspiration à un mieux en fonction d'un certain système de valeurs, donc d'une morale, ne serait pas à jeter aux orties. L'utopique ne serait pas qu'un « arrière-monde » nous masquant le caractère tragique de la condition humaine. L'utopique, en tant qu'aspiration à un ailleurs, serait partie-prenante du monde, participerait de notre expérience du monde avec le tragique, en tension avec le tragique. Dans cette perspective, l'utopique ne renverrait pas nécessairement, comme le pense Rosset, à une couche superficielle et illusoire qui serait surajoutée au monde pour empêcher de saisir ses rugosités, mais se présenterait comme une composante de ce monde : les rêves d'ailleurs sont bien produits ici-bas !

 

Pourquoi ne pas nous coltiner alors, comme les héros de nos polars, les antinomies de l'aventure humaine : tragique et utopique, solitaire et solidaire, singulier et commun, pessimiste et optimiste. Reconnaître la force de l'événement tragique, et nos fragilités face à lui, ce ne serait donc pas inéluctablement récuser la part utopique de nos existences. C'est le sens de la philosophie du peut-être en germe chez Goodis, Crumley et Lehane.

 

On est bien sûr fortement redevable à Clément Rosset de la question forte qu'il pose. Mais on préfèrera à sa réponse unilatérale, la philosophie politique de l'ambivalence d'un Maurice Merleau-Ponty dans son livre Humanisme et terreur de 1947 :

 

 

« Le monde humain est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale qui le menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d'en désespérer » (11).

 

Ainsi, pour Merleau-Ponty, la contingence de l'histoire humaine, sa part d'imprévisibilité, rendrait compte tout à la fois de sa composante tragique et de sa composante utopique, de la possibilité de la barbarie et de la possibilité de l'émancipation, indissociablement. Cette mise en tension du tragique et de l'utopique revêt alors la tonalité mélancolique du peut-être, qui a illuminé notre traversée du roman noir américain à une heure particulièrement adaptée à sa poésie (12).

 

Philippe Corcuff

 

* Texte d'une conférence prononcée dans le cadre de « La nuit de la philosophie » (24 H de philosophie avec des centaines de conférences et d'activités, du samedi 10h du matin au dimanche 10h du matin : près de 8500 participants pour cette quatrième édition : voir http://www.nuitdelaphilo.com/), Montréal, Université du Québec à Montréal (UQAM), 21-22 mars 2009

 

Notes :

 

(1) Dans Claudio Magris, L'Anneau de Clarisse - Grand style et nihilisme dans la littérature moderne (1ère éd. : 1984), trad. franç., Paris, L'Esprit des Péninsules, 2003.

 

(2) Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997.

 

(3) Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire » (1940), trad. franç., dans Œuvres III, Paris, Gallimard, collection « Folio-Essais » , 2000.

 

(4) Voir aussi P. Corcuff, « Mélancolie : une radicalité de l'imperfection ? », Mediapart, 14 décembre 2008, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/141208/melancolie-une-radicalite-de-l-imperfection-0

 

(5) Dans Claudio Magris, Utopie et désenchantement (1ére éd : 1999), trad. franç., Paris, Gallimard, collection « L'Arpenteur », 2001, p.19.

 

(6) Voir Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue Française de Sociologie, vol. 15, n°1, janvier-mars 1974.

 

(7) Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

 

(8) Pour une exploration de cette pensée du peut-être, à travers le cinéma, la littérature, la chanson, le philosophie et la sociologie, voir P. Corcuff, La société de verre - Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, collection « Individu et Société », 2002.

 

(9) Pour un prolongement, voir P. Corcuff, « Mickey Rourke/Charlize Theron : de nos identités rapiécées », Rue 89, 17 mars 2009, http://www.rue89.com/2009/03/17/mickey-rourkecharlize-theron-de-nos-identites-rapiecees

 

(10) Clément Rosset, La philosophie tragique (1ére éd. : 1960), Paris, PUF, collection « Quadrige », 1991.

 

(11) Dans Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur (1ère éd. : 1947), Paris, Gallimard, collection « Idées », 1980, p.309.

 

(12) Cette conférence-débat s'est tenue le dimanche 22 mars entre 5h et 7h du matin…

 

 

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24 avril 2009 5 24 /04 /avril /2009 18:55
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La politique du temps

par Dominic Desroches [23-04-2009]

Domaine : Philosophie

Mots-clés : démocratie | Heidegger | colère

    

La politique est question de temps. Deux ouvrages, l’un de Peter Sloterdijk, l’autre de Daniel Innerarity, analysent de façon originale les usages politiques du temps. Qu’en est-il de la colère comme moteur du temps politique ? Comment prendre au sérieux les temps futurs dans une démocratie moderne ? Ou de l’urgence d’inventer une véritable « chronopolitique »...

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Recensés :

- Peter Sloterdijk, Colère et temps, Maren Sell Éditeur, Paris, 2007 ;

- Daniel Innerarity, Le futur et ses ennemis - De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, Climats, Paris, 2008.

Vue comme art du nécessaire, la politique a longtemps été réduite à des rapports de force. Aujourd’hui, elle est temporalité, plus précisément une « climatologie », c’est-à-dire une étude du temps qu’il fait ou de ce que font les hommes à l’intérieur du temps. La politique contemporaine devient alors la sphère des actions à l’horizon du temps humain, qui est soit le beau temps (favorable à la communauté) soit le mauvais temps (le temps de la crise défavorable au bien commun). Or deux des plus grands penseurs vivants ont récemment tenté de repenser à nouveaux frais le temps du politique. Dans ce texte, nous présenterons les contributions importantes de Peter Sloterdijk (2007) et de Daniel Innerarity (2008) au problème de ce qu’il est convenu d’appeler « la politique du temps ».

En guise de réponse à Heidegger

Dans Colère et temps, Sloterdijk veut voir l’histoire de l’Occident comme une réponse colérique au silence des mortels. Les premiers vers de l’Iliade, sur la colère d’Achille contre son destin, marqueront l’Europe : le monde est à comprendre comme la somme des combats qu’il faut mener contre lui. En réaction au temps mortifère, l’Occident est alors entraîné dans la fabrication de héros. La réponse de Sloterdijk au Heidegger de Être et temps (1927) est claire : l’être ne s’interprète plus comme temps, c’est le temps qui est colère et la politique réservoir de la colère des hommes. Pour le montrer, l’essai de psychopolitique de Sloterdijk a pour tâche de tracer le portrait, en 300 pages, de l’histoire occidentale comme avatar de la colère d’Achille. La colère (thymós) est pour Sloterdijk moteur du temps et acteur du politique. Ce thymós a cette capacité de se transformer dans l’histoire. Il peut se diffuser, mais aussi s’accumuler et se gérer dans le temps par les régimes politiques. Il peut, autrement dit, se canaliser par les idéologies, s’encadrer et devenir une « banque », celle qui servira aux vengeances et aux révolutions.

La colère comme élément psychopolitique

Le prolifique auteur allemand a compris que la colère est plus importante que l’amour dans le pouvoir humain et qu’elle est mouvement dans le devenir. Elle forme des projets et se nourrit de la chaleur sociale. En politique occidentale, il y a donc les temps froids de l’attente et de l’organisation, et les temps chauds de la guerre et de la révolution. On le voit : l’économie de la colère est affaire de temps – les réformateurs religieux, comme les révolutionnaires français, Lénine et Mao par exemple, ont utilisé le temps pour exciter le thymós (le foyer du Soi comme lieu de la fierté) des dévaforisés afin de créer un renversement de structure.

La politique moderne comme temps de la révolution et ses limites

Si Sloterdijk, en lecteur original de Nietzsche, est le premier auteur à relever ce phénomène de la colère comme moteur psychopolitique, il ne va pas jusqu’à dire que le politique est interprétation du temps comme climat. Au lieu d’associer les deux significations du mot « temps » – le temps comme déroulement et le temps comme atmosphère extérieure – afin d’en dégager le potentiel politique, il en reste à l’expression historique des formes de la colère. Malgré ses avancées puissantes, il n’ose pas prendre la direction de la climatologie politique, car sa tâche demeure celle de décrire cette colère comme force politique. D’un côté, il a bien vu que le militantisme est une configuration de la colère et du temps de l’action, il n’entend pas, de l’autre, présenter la climatologie qu’il suppose toujours. Il a bien vu que les colères juive et chrétienne sont des affaires politiques, que le paradigme économique se trouve derrière toute révolution comme administration du thymós, que l’on accumule dans le temps et le lieu les forces énergétiques de la pulsion colérique et que le ressentiment et la vengeance sont au cœur des événements historiques ; il n’emprunte toutefois pas la piste du temps comme chronopolitique du social, qui constitue une station du programme que s’impose Innerarity dans Le futur et ses ennemis. Innerarity, nous le verrons plus bas, tentera de présenter la politique du temps en étudiant le gouvernement des rythmes sociaux.

Sa lecture du phénomène de la révolution politique est assurément riche et enivrante. L’auteur a sans doute raison de voir dans la révolution le projet politique d’une époque passée, celle de la jeune modernité où l’on organisait la vie des hommes en vue de la réalisation des idées de liberté et de vérité dans la terreur du temps et de l’histoire. Aujourd’hui, on ne suscite plus la fierté des humiliés, on ne critique plus la bourgeoisie et la fureur pure du temps de Mao (Sloterdijk voit dans la Grande Révolution culturelle un collectif du ressentiment, une tentative de mobilisation excessive du peuple) est loin derrière nous, puisque nous vivons dans l’individualisme, le capitalisme effrené et la recherche inasouvie des gâteries. Le militantisme contemporain ne peut plus par conséquent prendre la forme du corps colérique.

Sloterdijk continue de « penser » le temps politique quand il écrit que l’agitation permanente de la société à des fins de mobilisation est une guerre politique et que ce temps paraît révolu. Quand il cherche à saisir et dépasser notre époque avec son « After Theory  », cela ne l’empêche pas de montrer les limites d’un capitalisme de l’avidité. Cependant, malgré tout son génie, l’auteur de Sphères n’arrive pas à concevoir clairement le rôle des médias comme fabriquants du temps politique. Obsédé par le thymós (qui est colère, fierté et force) à l’instar de Platon, il ne s’engage jamais dans la voie de la création des conditions sociales du pouvoir. Pour mieux penser cette limite, la lecture du Futur et ses ennemis d’Innerarity peut s’avérer très utile.

Confronter et critiquer la tyrannie du présent

Dans son dernier ouvrage traduit en français, le philosophe espagnol Daniel Innerarity poursuit son étude des démocraties. Son interrogation est la suivante : comment, dans nos systèmes politiques axés sur le court terme, prendre l’avenir au sérieux ? Car si la démocratie n’a jamais entretenu de bons rapports avec le futur, il est urgent de proposer une nouvelle théorie du temps social à la hauteur de notre époque. Il faut donc accepter de réfléchir sur la structure du temps sociopolitique, la culture de la performance et le « just in time  » qui déterminent encore et toujours nos choix politiques.

Pour sortir de la tyrannie du présent, l’auteur s’attaque à la mauvaise rhétorique du futur, celle qui fait de l’avenir une trivialité sans importance. S’il est vrai que les prévisions de la futurologie échouent souvent, cela ne signifie pas qu’il faille tourner le dos à l’avenir. Au contraire, ces échecs des prévisions et des diagnostics actuels sur l’avenir ne nous invitent-ils pas à réfléchir autrement aux besoins d’une politique de l’espérance, c’est-à-dire à un espoir rationnel qui ne cède pas aux attraits de l’utopie irréalisable ?

Déjouer la confiscation de notre avenir

L’intuition d’Innerarity consiste à se demander si nos systèmes sont capables d’anticiper, aujourd’hui, les possibilités du futur dans un contexte de crise et d’incertitude. Si Sloterdijk décrit notre temps comme celui d’une colère qui n’a plus les moyens de jadis pour s’organiser, Innerarity caractérise notre temps comme celui où le travail médiatique nous fige dans le présent. Alors que Sloterdijk peut reconnaître une confiscation de la colère par des emprunts de guerre qui engendreront des régimes totalitaires (il donne l’exemple la révolution de 1917), Innerarity dénonce la confiscation de l’avenir dans la maladie du présent. Le monde de la consommation, des gâteries selon Sloterdijk, est celui où la politique passe au second rang pour Innerarity. Le présentisme dénué de toute perspective menace notre avenir. Pensons à la périodisation électorale et au refus de s’engager face aux changements climatiques. Si l’avenir exige beaucoup et qu’il faut éviter sa « confiscation » (suivant le sous-titre), c’est parce que toute augmentation de la vitesse s’accompagne d’une réduction proportionnelle de la portée de la vision. Le temps social s’accélère et les diachronies limitent notre pouvoir d’agir collectivement. Voilà pourquoi il faut penser autrement et avec d’autres mots le politique. Contre l’éphémère, Innerarity propose une « chronopolitique » qui tiendra compte du fait que la société demeure un essai et que cet essai implique aussi la possibilité de son échec.

Le chapitre II se résume par un aveu de l’auteur : la politique ne peut pas reposer sur la divination car la prospective requise par la politique appelle un savoir. Dans un monde complexe, il faut innover en dépliant des possibles. Le penseur espagnol rencontre ici le penseur allemand puisque rencontrer les « irritants » – les problèmes que l’on pensait avoir vaincus – implique la fin des idéaux révolutionnaires : les révolutions ne sont plus à l’ordre du jour du simple fait que leur chronopolitique ne correspond plus à l’art politique des sociétés postmodernes. Si Sloterdijk critique pour sa part l’idée de souveraineté, Innerarity se montre plus rationnel et surtout plus prudent : nous aurons encore besoin d’un État pour structurer nos décisions dans un monde où, souvent, on croit qu’il n’y a plus rien à décider (p. 87).

L’urgence d’établir une « chronopolitique »

Le chapitre suivant est le plus intéressant pour nous puisque l’auteur y livre les linéaments d’une chronopolitique, c’est-à-dire une temporalité des rythmes sociaux. Car si la vitesse du social représente une menace pour la démocratie, la politique doit repenser le « gouvernement du temps » (p. 91). Le temps du pouvoir politique est par exemple celui du conflit et de la guerre. L’auteur paraît dépasser le récit de Sloterdijk qui reste dans le pulsionnel, car il insiste sur le fait que « celui qui contrôle le temps a un pouvoir » (p. 92). Le plus fort est aujourd’hui celui qui sait imposer son agenda. Lecteur de Foucault et de Luhmann, Innerarity a compris que la scène moderne est celle de l’intériorisation des contraintes et que la souffrance émane des diachronies. Alors que les rythmes sociaux sont éclatés (le temps crée des inégalités pour user du mot de Rousseau), le défi consiste à déjouer les polychronies qui s’attaquent, au nom des intérêts personnels, au bien commun.

Les polychronies, le temps post-héroïque et la nouvelle espérance

Là où Sloterdijk se limite à l’organisation de l’ira, Innerarity précise que les hétérochronies (le temps de la voiture n’est pas le temps du transport en commun, le temps virtuel de l’Internet n’est pas le temps de l’attente à l’hôpital, etc.) brisent le social, ce qui explique pourquoi les grandes colères planifiées sont rares aujourd’hui. La contre-démocratie progresse en raison des ruptures multiples dans le temps social, ce qui ne nous empêche pas de formuler une autre espérance. Si la démocratie vise le bien collectif et que la synchronie totale n’est plus possible (Innerarity paraît accepter le constat de Sloterdijk pour qui le ressentiment politique atteindra bientôt ses limites), il faut construire ensemble une société post-héroïque pour laquelle le temps du ressentiment est terminé et pour que la description de la société dans laquelle nous souhaitons vivre soit l’affaire de tous. Cette société ne pourra plus faire l’économie d’une interprétation qui rallie le passé au présent et au futur. La politique du temps qui nous attend sera celle qui, sensible aux changements de climat politique, voudra dépasser l’élément de base de la psychopolitique de Sloterdijk (la colère vengeresse), tout en acceptant en même temps l’urgence d’une chronolopolitique destinée à structurer notre espérance du bien commun.

par Dominic Desroches [23-04-2009]

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