Michaël Fœssel, La privation de l’intime, mises en scène politique des sentiments, Paris, Éditions du Seuil, 2008, 157 p., 13 €.
L’enjeu du livre de Michaël Foessel est de dégager, délimiter et promouvoir, aux côtés des sphères publique et privée auxquelles se limitent les théories politiques modernes et contemporaines,
la sphère de « l’intime ». S’il importe de prendre la mesure de cette sphère, c’est qu’elle met en jeu des expériences spécifiques quant au mode de relation, de visibilité et de
responsabilité entre les individus. Dans le schéma dichotomique classique, ces expériences sont trop souvent confondues avec celles qui ont cours dans le champ du privé, alors que ce dernier
relève exclusivement du domaine économique et rend compte des relations individuelles sur le modèle de transactions entre des propriétaires (de soi, de son corps), y compris au sein du couple
et de la famille. Au contraire, pris dans sa spécificité, l’intime nous permet de penser une autre approche du politique — selon une double dimension.
Dimension normative d’abord : l’intime et le public partagent des structures et des normes communes qui les distinguent, ensemble, du privé : c’est notamment le cas, dans la
« démocratisation de l’intime » (selon l’expression de Giddens), de la progressive imposition de l’idée selon laquelle la vie personnelle est un « projet ouvert » et non pas
caché ou silencieux. Dans le couple pris comme « lieu d’élaboration éthique » (p. 39), les partenaires ne sont pas pensés comme des co-contractants aux liens d’abord sociaux et
juridiques, mais comme les tenants de discours de soi qui ne font sens que dans la relation, en prenant le risque de la désappropriation de soi. De ce point de vue, s’attacher à penser la
spécificité de l’intime permet de se délivrer de l’erreur qui consiste à replier le politique sur l’économique. Ainsi peut se dégager une autre manière de penser le politique et ses acteurs,
les individus affectifs et non pas seulement les individus performants, pris dans un « vivre ensemble » dont les modalités, sentimentales et morales, sont elles aussi renouvelées.
De là découle la seconde dimension, pratique et positive : l’intime nous donne accès à un pan trop ignoré de la démocratie, la démocratie « sensible » (p. 138) — au double sens
d’une démocratie des sentiments et d’une démocratie vulnérable, qu’il s’agit précisément de protéger contre l’intrusion du privé ou contre l’interprétation exclusivement sociale des identités
et des interactions. Le lien politique relève de l’institutionnalisation des passions humaines et, pour maintenir l’équilibre délicat entre normes et affects, il importe que la démocratie
admette sa sensibilité aux « relations pures » (p. 140). M. Foessel retrouve alors les analyses des théories de la reconnaissance, notamment celle d’Axel Honneth, lorsqu’il
souligne à quel point ce qui se joue dans la première sphère de la reconnaissance, celle de l’amour (trop souvent négligé comme sentiment politique), est fondateur non seulement des relations
personnelles mais aussi des liens politiques (p. 125 et sq.).
Le livre poursuit ainsi un double objectif : celui d’abord, épistémique, mené dans la première et la deuxième parties, d’un diagnostic puis d’une généalogie de l’intime. Cette démarche
permet à la fois de saisir le sens de l’intime et l’effet des confusions qui accompagnent sa « privation », son oubli ou son ignorance en philosophie politique. Être privés d’intime,
pour nous, individus-acteurs politiques, nous engage à compenser ce manque par un investissement toujours déjà faussé dans la sphère du privé. Ainsi, dans la troisième partie, s’engage le
second objectif, pratique : nous sommes invités à nous méfier de la mise en scène des sentiments par les acteurs politiques professionnels, qui jouent des confusions conceptuelles et des
dénis de reconnaissance qui affectent les individus dans leur vie quotidienne pour promouvoir leur propre carrière publique, pensée comme celle d’entrepreneurs d’eux-mêmes. Ils font étalage
d’un amour « réussi », performant, légitimés dans cette pratique par la dissolution générale de l’intime dans la rationalité stratégique. C’est au nom d’une recherche de l’authentique
que l’attitude politique de la méfiance, à la fois philosophique et engagée, doit être adoptée.
Les trois parties de l’ouvrage, « L’intime aux frontières de l’espace public », « L’invention de l’intime » et « L’intime et la démocratie », sont séparées par
deux « intermèdes » qui ne constituent pas tant une pause, une reprise du souffle avant l’attaque d’un nouveau thème, qu’un approfondissement de deux concepts essentiels à
l’argumentation de M. Fœssel, permettant, selon l’injonction de Beaumarchais à propos des jeux d’entracte, de « soutenir, sans la fatiguer, l’attention des spectateurs », en leur
donnant à voir les rouages de l’action — ce qui se passe derrière le rideau. C’est l’occasion, pour M. Fœssel, de préciser l’intention philosophique qu’il poursuit au-delà de la
« pipolisation de la politique » (p. 8). Si le livre est d’un accès clair, d’une langue limpide et d’une grande vivacité de propos, il entend néanmoins dévoiler, derrière un effet de
société, un détournement théorique profond qui grève les pratiques politiques libérales contemporaines. En effet, la « pipolisation » est cette pratique de mise en scène de soi
contrôlée et contractuelle dans laquelle M. Foessel voit le paradigme de la tendance néolibérale à dissoudre le public et l’intime dans la sphère du privé.
Le premier intermède est consacré à approfondir et à resituer le concept d’authenticité à partir des analyses de Rousseau et de Heidegger. Selon M. Fœssel, il faut l’entendre comme
« puissant instrument critique », à condition d’user de sa fonction explicative et non pas normative : il permet alors, non pas d’invoquer une origine perdue dont le présent ne
serait que le reflet mensonger, mais de désigner « l’existence d’un lien entre le sujet et sa vérité » (p. 61). Cela ne signifie pas nécessairement que cette vérité est aisément
accessible, mais qu’une attitude critique ne peut s’en passer. Un tel usage du concept dépasse largement la récupération économique de l’idéal d’authenticité qui prétend faire d’une vie réussie
en termes sociaux une vie authentique et, par là, se trompe de « moi » : c’est l’intime qui représente un objet possible pour les morales de l’authenticité dont « ce livre
voudrait être une défense raisonnable » (p. 62).
Le second intermède poursuit l’interrogation sur la nature du « moi » de l’homo œconomicus que thématise l’individualisme libéral, à partir d’une lecture
d’Adolphe de Benjamin Constant, « roman de la disparition de l’intime dans le “privé” » (p. 100). Adophe, confondant l’idéal d’authenticité et l’impératif de
réussite, rate ses amours et sa vie en demeurant étranger auprès des autres, incapable d’engagement — ce qui selon M. Fœssel, est le pendant inévitable de la liberté négative des Modernes.
En effet, la modernité libérale arrache l’intime à la contrainte normative de la tradition, mais commet dans le même mouvement l’erreur de le conceptualiser en termes de « droit à la vie
privée » ; or « le privé nous appartient alors que l’intime nous concerne » (p. 111). Se joue ici la confusion essentielle qui
nous conduit à oublier d’agir selon le souci authentique de soi. Nous sommes ainsi amenés à prendre pour « moi » ce qui s’expose comme moi et qui se trouve seulement pris dans une
logique stratégique : la transparence donnée en spectacle remplace l’authenticité d’un échange intime de regards. Cet authentique don de soi à autrui, que M. Fœssel nous invite à
oser, ne peut s’épanouir que dans une opacité libératrice, nouveau régime de visibilité qui vise à renouveler la norme libérale. En effet, il ne s’agit pas simplement de respecter l’espace
« privé », à l’écart de la sphère publique, comme le lieu dans lequel l’État n’a pas à intervenir, mais plus radicalement d’accepter que le moi échappe à toute possibilité de
communication rationnelle de soi, que le moi ne soit plus « la source parfaitement transparente de ses désirs, identifiés à des “projets” » (p. 141). Faire de ce moi, désorienté
auprès de l’autre, la source de la mobilisation du nous, revient à faire de l’intime un concept politique et de sa préservation un objectif politique (p. 153) : on y mesure l’ambivalence
et la vulnérabilité de la démocratie moderne au delà de sa tendance contractuelle.