Rencontre avec le traducteur Julien Hervier, autour de la correspondance Martin Heidegger et Ernst Jünger parue chez Christian Bourgois, à 17h30 à la Librairie Kléber de
Strasbourg
aujourd'hui.
Et pour illustrer cette correspondance :
http://www.alaindebenoist.com
[Texte d’une conférence prononcée à Milan]
JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME
Alain de Benoist
Ernst Jünger et Martin Heidegger ont, comme chacun le sait, engagé à cinq
ans d’intervalle un dialogue sur le nihilisme, dialogue noué au moyen de deux
textes particulièrement importants, parus dans les années cinquante à
l’occasion de leur 60e anniversaire respectif (1). L’étude et la comparaison de
ces textes est particulièrement intéressante dans la mesure où elles
permettent de mieux apprécier ce qui, sur ce sujet fondamental, sépare deux
auteurs que l’on a fréquemment rapprochés l’un de l’autre et qui ont eux-
mêmes entretenu une puissante relation intellectuelle durant plusieurs
décennies. Nous en donnerons ici une brève présentation.
Dans son approche, qui se veut d’allure délibérément « médicale » (elle
comprend un « diagnostic » et une « thérapeutique »), Jünger affirme d’abord
que porter remède au nihilisme implique d’en donner une « bonne définition ».
Reprenant l’opinion de Nietzsche, qui voyait dans le nihilisme le processus
par et dans lequel « les plus hautes valeurs se dévalorisent » (La volonté de
puissance), il affirme que celui-ci se caractérise essentiellement par la
dévaluation, puis la disparition des valeurs traditionnelles, au premier rang
desquelles il place alors les valeurs chrétiennes.
Il réagit ensuite contre l’idée que le nihilisme serait essentiellement un
phénomène chaotique. « On s’est aperçu, le temps aidant, écrit-il, que le
nihilisme peut concorder avec de vastes systèmes d’ordre, et que c’est
même généralement le cas, lorsqu’il revêt sa forme active et déploie sa
puissance. Il trouve dans l’ordre un substrat favorable ; il le remodèle à ses
fins […] L’ordre non seulement se plie aux exigences du nihilisme, mais est
une composante de son style » (pp. 48-52). En ce sens, le nihilisme n’est pas
la décadence. Il ne va pas de pair avec le relâchement, mais « produit plutôt
des hommes qui marchent droit devant eux comme des machines de fer,
insensibles encore au moment où la catastrophe les fracasse » (p. 57).
Pareillement, le nihilisme n’est pas une maladie. Il n’a rien de morbide. On le
trouve au contraire « lié à la santé physique — là surtout où on le met
vigoureusement en œuvre » (p. 54). Le nihilisme est en revanche
essentiellement réducteur : sa tendance la plus constante est de « ramener le
monde, avec ses antagonismes multiples et complexes, à un commun
dénominateur » (p. 65). Faisant passer la société « de la communauté morale
à la cohésion automatique » (p. 63), il conjugue le fanatisme, l’absence de
tout sentiment moral et la « perfection » de l’organisation technique.
Ces observations sont caractéristiques. Elles montrent que, lorsqu’il
évoque le nihilisme, Jünger se réfère avant tout au modèle de l’Etat totalitaire,
et plus spécialement à celui de l’Etat nazi. Le IIIe Reich correspond en effet à
cet état social où les hommes sont soumis à un ordre absolu, à une
organisation « automatique », tandis que la dévaluation de toute morale
traditionnelle va de pair avec une incontestable exaltation de la « santé ».
La question qu’on peut alors se poser est de savoir si ce que Jünger est en
train de décrire est bien le nihilisme. Ne s’agit-il pas plutôt, tout simplement,
du totalitarisme — de ce Léviathan totalitaire, qui a mis la technique à son
serive et qui engendre un monde relevant du « paysage des chantiers » ?
Jünger, par ailleurs, professe un certain optimisme qui transparaît déjà dans
le titre de son texte : « Passage de la ligne ». Evoquant Nietzsche et
Dostoïevsky, il constate que leur critique du nihilisme ne les pas a empêchés
de se montrer eux-mêmes relativement optimistes, soit que le nihilisme puisse
être dépassé « dans un quelconque avenir » (Nietzsche), soit qu’il constitue
en quelque sorte « une phase nécessaire, à l’intérieur d’un mouvement qui
tend à des fins précises » (Dostoïevski). Jünger reprend ici une idée qui lui est
familière : après le pire ne peut venir que le meilleur. Ou plus exactement : une
tendance poussée jusqu’à son terme s’inverse nécessairement en son
contraire. Ainsi disait-il, dans les années trente, qu’il fallait « perdre la guerre
pour gagner la nation ». C’est dans cet esprit qu’il cite Bernanos : « La
lumière n’éclate que si les ténèbres ont tout envahi. La supériorité absolue de
l’ennemi est justement ce qui se retourne contre lui » (pp. 37-38). Or, le
sentiment de Jünger est que le pire est passé, que « la tête a franchi la ligne »,
c’est-à-dire que l’homme a commencé à sortir du nihilisme. Cette affirmation
résulte, là encore, de son assimilation du nihilisme au totalitarisme. Comme
l’écrit Julien Hervier, « si Jünger croit au dépassement du zéro absolu,
l’écroulement de l’hitlérisme, incarnation triomphante du nihilisme moral, n’y
est pas pour rien » (préface, p. 13) (2).
Dans son essai, Jünger s’applique donc essentiellement à décrire l’état du
monde tel qu’il l’est, afin de supputer la possibilité que l’on soit déjà passé
de l’autre côté de la « ligne ». Sa conclusion peut d’ailleurs paraître modeste.
Face au nihilisme, il propose de recourir aux poètes et à l’amour (« Eros »). Il
en appelle à la dissidence individuelle, à l’« anarchie authentique ». (En 1950,
il n’a pas encore inventé la Figure de l’Anarque). « Avant tout, écrit-il, il faut
trouver la sécurité dans son propre cœur. Alors, le monde changera ».
La démarche de Heidegger est bien différente. Son texte, écrit en réponse à
celui de Jünger, se veut avant tout une critique — critique amicale bien
entendu, et qui souligne la considération qu’il a pour son interlocuteur, mais
qui n’en vise pas moins à substituer à son analyse un tout autre point de vue.
La modification du titre est déjà révélatrice. Alors que Jünger a choisi de
disserter « sur la ligne » au sens de « au-delà de la ligne » (Über die Linie),
Heidegger entend se prononcer « sur la ligne » au sens de « à propos de la
ligne » (Über « die Linie »), marquant ainsi d’entrée sa conviction que la ligne
n’a pas encore été franchie et son désir de susciter une interrogation sur les
raisons pour lesquelles elle ne peut pas encore l’être. A la topographie trans
lineam de Jünger, Heidegger déclare donc explicitement vouloir ajouter (et à
bien des égards opposer) une topologie de linea : « Vous regardez et vous
allez au-delà de la ligne ; je me contente de considérer d’abord cette ligne que
vous avez représentée. L’un aide l’autre, et réciproquement » (p. 203).
Heidegger commence par contester que l’on puisse, comme Jünger
cherche à le faire, donner une bonne « définition » du nihilisme. « En
demeurant attachés à l’image de la ligne, écrit-il, nous découvrons qu’elle
parcourt un espace, lui-même déterminé par un site. Le site rassemble. Le
rassemblement recèle le rassemblé dans son essence. C’est le site de la
ligne qui donne la provenance de l’essence du nihilisme et de son
accomplissement » (p. 200). S’interroger sur l’accomplissement du nihilisme
dont le monde tout entier est devenu le théâtre — en sorte que le nihilisme est
désormais l’« état normal » de l’humanité —, impose donc de chercher à
situer ce « site de la ligne » qui fait signe vers l’essence du nihilisme. Pour
Heidegger, poser la question de la situation de l’homme dans son rapport au
mouvement du nihilisme exige une « détermination d’essence ». Comprendre
le nihilisme implique que la pensée soit ramenée à la considération de son
essence.
La réponse sera bientôt donnée. Elle découle de la philosophie de
Heidegger, dont on suppose ici connues les lignes essentielles. Le nihilisme,
aux yeux de Heidegger, représente la conséquence et l’accomplissement
d’un lent mouvement d’oubli de l’Etre, qui commence avec Socrate et
Platon, se poursuit dans le christianisme et la métaphysique occidentale et
triomphe dans les temps modernes. L’essence du nihilisme « repose dans
l’oubli de l’Etre » (p. 247). Le nihilisme est l’oubli de l’Etre parvenu à son
accomplissement. C’est en cela qu’il est le règne du néant.
L’oubli de l’Etre signifie que l’Etre se voile, qu’il se tient dans un retrait
voilé qui le dérobe à la pensée de l’homme, mais qui est aussi une retraite
protectrice, une mise en attente d’un décèlement : « C’est dans un tel
voilement que consiste l’essence de l’oubli ». L’oubli, c’est le cèlement de
l’Etre-présent au profit de l’étant-présent. Dans la métaphysique occidentale,
Dieu n’est lui-même que l’étant suprême. La métaphysique ne connaît que la
transcendance, c’est-à-dire la pensée de l’étant. C’est pourquoi il lui est
interdit, non seulement d’accéder à l’Etre, mais même de faire l’épreuve de
sa propre essence.
Heidegger précise encore que c’est dans le « règne de la volonté de
volonté » que s’accomplit l’essence du nihilisme. Ici, c’est bien entendu la
pensée de Nietzsche qui est visée. On sait que, pour Heidegger, la philosophie
de l’auteur de Zarathoustra n’est, en dépit de ses mérites, que du platonisme
inversé dans la mesure où elle ne parvient pas à sortir du champ de la valeur.
La volonté de puissance, analysée par Heidegger comme « volonté de
volonté », c’est-à-dire volonté qui se veut de manière inconditionnée, n’est
qu’un mode d’apparition de l’être de l’étant, et en ce sens une autre forme
de l’oubli de l’Etre. « Il appartient à l’essence de la volonté de puissance,
écrit Heidegger, de ne pas laisser le réel sur lequel elle établit sa puissance
apparaître dans cette réalité qu’elle est elle-même essentiellement » (p. 205).
Nietzsche a beau déclarer que « Dieu est mort », il reste dans l’ombre de ce
Dieu dont il proclame la mort.
Or, c’est dans la mesure où Jünger reste lui-même sous l’horizon de la
pensée de Nietzsche qu’il se trouve lui aussi visé par la critique de cette
pensée faite par Heidegger.
Heidegger revient ici sur le célèbre livre de Jünger, Le Travailleur, paru en
1932. Il souligne que la Figure (ou la Forme, Gestalt) du Travailleur correspond
très précisément à la Figure de Zarathoustra à l’intérieur de la métaphysique
de la volonté de puissance. Son avènement manifeste la puissance en tant
que volonté d’arraisonner le monde, en tant que « mobilisation totale ». Dans
Le Travailleur, Jünger observait : « La technique est la façon dont la Figure du
Travailleur mobilise le monde ». Le Travail se déploie à l’échelle planétaire au
sens de la volonté de puissance.
Bien entendu, Heidegger n’ignore pas que le regard posé par Jünger sur la
technique a évolué. Jünger a d’abord eu la révélation de l’importance de la
technique au travers d’une expérience concrète : les batailles de matériel de
la Première Guerre mondiale. Il a alors éprouvé, non sans raison, le sentiment
que le règne de la technique allait inaugurer un nouvel âge de l’humanité. Il a
assimilé ce règne à la domination de la Figure du Travailleur, s’imaginant
qu’une telle Figure ne pouvait que s’opposer à l’échelle mondiale à celle du
Bourgeois. Sur ce point, Jünger s’est trompé, et il a par la suite reconnu son
erreur. Enfin, son opinion sur la technique elle-même s’est modifiée — peut-
être sous l’influence des travaux de son frère, Friedrich Georg (La perfection
de la technique, 1946). Après 1945, Jünger a clairement mis en rapport le
nihilisme avec le « titanisme » d’une technique qui, en tant que volonté de
dominer le monde, l’homme et la nature, suit sa propre course sans que rien
ne puisse l’arrêter (3). La technique n’obéit qu’à ses propres règles, sa loi la
plus intime consistant dans l’équivalence du possible et du souhaitable : tout
ce qui peut être techniquement réalisé sera effectivement réalisé.
Heidegger loue sans réserve la façon dont Jünger, dans La mobilisation
totale (1931), puis dans Le Travailleur, a su décrire ce qui se trouve « à la
lumière du projet nietzschéen de l’étant comme volonté de puissance ». Il lui
fait aussi crédit d’avoir finalement réalisé que le règne du travail technicien
relève d’un « nihilisme actif » qui se déploie désormais à l’échelle planétaire.
En même temps, cependant, il lui reproche de n’avoir pas saisi en quoi le
« projet nietzschéen » continue d’interdire la pensée de l’Etre, et souligne
que Le Travailleur « reste une œuvre dont la métaphysique est la patrie » (p.
212).
Ce que reproche en fait Heidegger à Jünger, c’est d’être resté, par-delà
son évolution propre, dans le monde de la Figure et de la valeur. La Figure,
définie par Jünger comme cet « être calme » qui se donne à voir en mettant le
monde en forme à la façon dont un cachet marque de son empreinte, n’est en
effet rien d’autre qu’une « puissance métaphysique ». La Figure, souligne
Heidegger, « repose sur les traits essentiels d’une humanité qui en tant que
subjectum est au fondement de tout étant […] C’est la présence d’un type
humain (typus) qui constitue la subjectité ultime dont l’accomplissement de la
métaphysique moderne marque l’apparition et qui s’offre dans la pensée de
cette métaphysique » (pp. 212-213).
Ne plus prendre part au nihilisme ne veut donc pas encore dire se tenir en
dehors du nihilisme. La façon dont Jünger, pour « sortir » du nihilisme, propose
de se mettre « à l’écoute de la terre », de tenter de savoir « ce que veut la
terre », alors même qu’il dénonce le caractère tellurique et titanesque de la
technique, est à cet égard révélateur.
Jünger écrit : « Le moment où la ligne sera franchie nous révèlera un nouvel
Atour de l’Etre ; alors commencera de poindre ce qui réellement est ».
Heidegger répond : « Parler d’un “Atour de l’Etre” reste un moyen de
fortune, et des plus problématiques ; car l’Etre repose dans l’Atour, en sorte
que celui-ci ne peut jamais venir seulement s’ajouter à l’Etre » (p. 229).
Heidegger ne croit nullement que la « ligne zéro » soit désormais derrière
nous. A ses yeux, l’« accomplissement » du nihilisme n’en représente
absolument pas la fin. « Avec l’accomplissement du nihilisme, écrit-il,
commence seulement la phase finale du nihilisme, dont la zone sera
probablement d’une largeur inaccoutumée parce qu’elle aura été dominée
totalement par un “état normal” et par la consolidation de cet état. C’est
pourquoi la ligne zéro, où l’accomplissement touchera à sa fin, n’est à la fin
pas encore visible le moins du monde » (pp. 209-210). Mais il ajoute aussi que
c’est encore une erreur de raisonner, ainsi que le fait Jünger, comme si la
« ligne zéro » était un point extérieur à l’homme, que l’homme pourrait
« franchir ». L’homme est lui-même la source de l’oubli de l’être. Il est lui-
même la « zone de la ligne ». « D’aucune façon, précise Heidegger, la ligne,
pensée comme le signe de la zone du nihilisme accompli, n’est quelque
chose qui se tient là devant l’homme, quelque chose qu’on peut franchir.
Alors s’effondre également la possibilité d’un trans lineam et celle d’une
traversée pour y parvenir » (p. 233).
Mais alors, si toute tentative de « franchir la ligne » reste « condamnée à
une représentation qui relève elle-même de l’hégémonie de l’oubli de
l’Etre » (p. 247), comment l’homme peut-il espérer en finir avec le nihilisme ?
Heidegger répond : « Au lieu de vouloir dépasser le nihilisme, nous devons
tenter d’entrer enfin en recueillement dans son essence. C’est là le premier
pas qui nous permettra de laisser le nihilisme derrière nous » (p. 247).
Heidegger partage l’opinion de Jünger selon laquelle le nihilisme n’est pas
assimilable au mal ou à une maladie. Mais il donne une autre portée à cette
constatation. Lorsqu’il affirme que « l’essence du nihilisme n’est rien de
nihiliste » (p. 207), il veut dire que la zone du plus extrême danger est aussi
celle qui sauve. C’est en ce sens que le nihilisme, l’in-sane, peut aussi faire
signe vers l’ in-demne.
« Entrer en recueillement » dans l’essence du nihilisme, cela signifie se
donne la possibilité d’une appropriation (Verwindung) de la métaphysique.
L’appropriation de la métaphysique est en effet aussi appropriation de l’oubli
de l’être — et par là même possibilité d’un non-cèlement, possibilité d’un
dévoilement de la vérité (alèthéia). Jünger écrivait que « la difficulté de définir
le nihilisme tient à ce que l’esprit n’est pas capable de se représenter le
néant » (p. 47). Heidegger cite cette phrase pour souligner la proximité de
l’Etre et de l’essence du néant. Il en tire argument pour affirmer que c’est
par une méditation sur le néant que nous comprendrons ce qu’il en est du
nihilisme, et que c’est lorsque nous aurons compris ce qu’il en est du
nihilisme que nous pourrons surmonter l’oubli de l’Etre. « Le néant, écrit-il,
même si nous le comprenons seulement au sens du manque total de l’étant,
appartient abs-ent à la Présence, comme l’une des possibilités de celle-ci. Si
par conséquent c’est le néant qui règne dans l’essence du nihilisme et que
l’essence du néant appartient à l’Etre, si d’autre part l’Etre est le destin de
la transcendance, c’est alors l’essence de la métaphysique qui se montre
comme le lieu de l’essence du nihilisme » (p. 236).
Le lieu de l’essence du nihilisme accompli est donc à chercher « là où
l’essence de la métaphysique déploie ses possibilités extrêmes et se
rassemble en elles » (ibid.). Finalement, écrit Heidegger, « le dépassement du
nihilisme exige que l’on entre dans son essence, laquelle entrée rend
caduque la volonté de dépasser. L’appropriation de la métaphysique appelle
la pensée à un plus initial rappel » (p. 250).
Cependant, pour faire sauter la « barrière » qui nous empêche d’entrer en
recueillement dans l’essence du nihilisme, il faut encore disposer d’une
parole susceptible de donner accès à la pensée de l’Etre. Il faut, en d’autres
termes, abandonner la langue de la métaphysique — qui est encore celle de la
volonté de puissance, de la valeur et de la Figure — car cette langu,
précisément, en interdit l’accès. « La seule façon dont nous puissions réfléchir
à l’essence du nihilisme, souligne Heidegger, c’est d’abord emprunter le
chemin qui conduit à situer la demeure de l’Etre. Ce n’est que sur ce chemin
que la question du néant se laisse situer. Mais la question de la demeure de
l’Etre dépérit si elle n’abandonne pas la langue de la métaphysique, parce
que la représentation métaphysique interdit de penser la question de la
demeure de l’Etre ».
Or, c’est bien là ce que Heidegger reproche à Jünger : il lui reproche de
s’interroger sur le nihilisme à partir d’un dire et d’une pensée qui restent
tributaires de l’essence de la métaphysique. Dans la mesure où il continue à
s’exprimer et à penser dans la langue de la métaphysique, qui est le lieu de
l’essence du nihilisme Jünger s’enlève à lui-même toute possibilité de
résoudre le problème qu’il a posé. « En quelle langue, demande Heidegger,
parle la pensée dont le plan fondamental ébauche un franchissement de la
ligne ? Faut-il que la langue de la métaphysique de la volonté de puissance, de
la Figure et de la valeur soit encore sauvée de l’autre côté de la ligne
critique ? Et si la langue, précisément, de la métaphysique, et cette
métaphysique elle-même (que ce soit celle du Dieu vivant ou du Dieu mort)
constituaient en tant que métaphysique cette barrière qui interdit le passage de
la ligne, c’est-à-dire le dépassement du nihilisme ? » (pp. 224-225).
Nous ne pouvons donc pénétrer l’essence du nihilisme aussi longtemps
que nous continuons à nous exprimer dans sa langage. C’est pourquoi
Heidegger en appelle à une « mutation du Dire », à une « mue dans la relation
à l’essence de la parole ». Il en appelle au Dire qui est requis pour surmonter
l’oubli de l’Etre. Ce Dire capable, parce qu’il correspond à l’essence de
l’Etre, d’ouvrir à la pensée l’accès de cette essence, il l’appelle « Dire de la
Pensée », tout en précisant que « ce Dire n’est pas l’expression de la
Pensée, mais c’est elle-même, c’est sa marche et son chant » (p. 249). Il
faut, conclut-il, faire l’« épreuve du Dire qui est celui de la Pensée fidèle ». Il
faut « travailler au chemin ».
Comment conclure ? J’ai parlé d’un « dialogue » entre Jünger et
Heidegger à propos du nihilisme, mais ce terme n’est pas tout à fait celui qui
convient. Heidegger et Jünger partent souvent de prémisses analogues, mais
ils parviennent à des conclusions en partie opposés. Ils sont tous deux
d’accord pour estimer que le nihilisme trouve dans la technique moderne son
plus solide appui, mais ils ne s’en font pas la même idée. Pour Jünger, la
technique est avant tout d’essence « titanesque », alors que pour Heidegger
elle est de la métaphysique réalisée. Jünger voit dans le nihilisme l’opposé
des valeurs de la métaphysique occidentale et chrétienne. Heidegger y voit
une conséquence ultime de ces mêmes valeurs. Jünger se borne à savoir si
l’homme, dans son rapport au nihilisme, a « franchi la ligne ». Heidegger
convie à s’interroger sur ce que signifie le « franchissement ». En fait,
Heidegger s’appuie sur l’œuvre de Jünger pour aller plus loin et plus profond,
pour élargir la perspective de réflexion, pour convier la pensée à sa propre
mutation. Jünger proposait aux « rebelles » un « recours aux forêts ».
Heidegger convie à emprunter un sentier forestier qui conduit à l’éclaircie, à
cette « clairière » où la vérité (alèthéia), le non-cèlement, sort enfin de l’oubli,
c’est-à-dire de ce voilement millénaire qui a gouverné l’histoire de l’Europe,
et dont l’accomplissement planétaire lui enjoint aujourd’hui d’avoir à en
penser l’issue.
A. B.
1. Ernst Jünger, « Über die Linie », in Anteile. Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, Vittorio
Klostermann, Frankfurt/M. 1950, pp. 245-283 ; Martin Heidegger, « Über “die Linie” », in Armin
Mohler (Hrsg.), Freundschaftliche Begegnungen. Festschrift für Ernst Jünger zum 60.
Geburtstag, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1955. Le texte de Jünger a été republié
séparément, chez le même éditeur, dans une version légèrement augmentée : Über die Linie,
Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1950, 45 p. (éd. fr. : Sur l’homme et le temps. Essais, vol. 3 :
Le nœud gordien. Passage de la ligne, Rocher, Monaco 1958, trad. Henri Plard ; 2e éd. augm.
d’un avant-propos de Jünger et d’une préface de Julien Hervier : Passage de la ligne,
Passeur-Cecofop, Nantes 1993 ; 3e éd. : Christian Bourgois, Paris 1997, 104 p.). Le texte de
Heidegger a lui aussi été republié séparément, sans modification, mais sous un nouveau titre :
Zur Seinsfrage, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1956 (éd. fr. : « Contribution à la question de
l’Etre », in Martin Heidegger, Questions I, Gallimard, Paris 1968, pp. 195-252, trad. Gérard
Granel). En Italie, les deux textes ont été réunis dans un même volume : Ernst Jünger et Martin
Heidegger, Oltre la linea, Adelphi, Milano 1989, trad. Franco Volpi et Alvise La Rocca. Les
références de pages citées ici sont celles des dernières éditions françaises.
2. Par la suite, Jünger est quelque peu revenu sur cet optimisme : « Après la défaite, je
disais en substance : la tête du serpent a déjà franchi la ligne du nihilisme, elle en est sortie, et
le corps entier va bientôt suivre, et nous entrerons bientôt dans un climat spirituel meilleur, etc.
En fait, nous en sommes loin » (entretien avec Frédéric de Towarnicki, in Martin Heidegger,
L’Herne, Paris 1983, p. 149). Plus fondamentalement, Jünger pense que nous sommes dans
une époque de transition — un interrègne —, et que c’est la raison pour laquelle il ne faut pas
désespérer : « Pour ma part, je pressens que le XXIe siècle sera meilleur que le XXe »
(Entretiens avec Julien Hervier, Gallimard, Paris 1986, p. 156).
3. En fait, même vis-à-vis de ce caractère « titanesque » de la technique, Jünger reste
ambigu. D’un côté, il oppose volontiers les titans aux dieux, et s’inquiète des progrès du
titanisme (l’« afflux d’énergie »). Mais il écrit aussi : « On aurait tendance à craindre que les
titans ne puissent apporter que le malheur, mais Hölderlin lui-même n’est pas de cet avis.
Prométhée est le messager des dieux et l’ami des hommes ; chez Hésiode, l’âge des titans
est l’âge d’or » (avant-propos, p. 26). Le XXIe siècle, selon lui, verra à la fois un essor sans
précédent de la technique et une nouvelle « spiritualisation ».
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Commentaires
malheureusement, vos transgressions idéologiques (et vos mimétismes réactionnaires) vous privent de considérer l'intelligence de vos propos, dommage mais je reconnais tout de même votre érudition....
Ecrit par : oracle67 | 12.02.2010