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Ecosia : Le Moteur De Recherch

24 février 2010 3 24 /02 /février /2010 08:43

Voici un livre sur Alain Badiou. D’abord une introduction à sa philosophie, mais tout autant un dialogue dont l’axe se fonde sur cinq thèmes fondamentaux de sa pensée : la politique, l’amour, l’art, les sciences et la philosophie. Le projet d’un tel livre se montre d’emblée salutaire. Il suffit, pour le comprendre, de s’intéresser à son articulation même. Porté par un projet commun, commun aux deux philosophes, celui qui questionne et celui qui répond, ce livre a pour vocation d’en découdre avec les préjugés ou les mécompréhensions foisonnantes empêchant le lecteur de bonne volonté d’accéder à une pensée rigoureuse et innovante ; d’en comprendre l’ambition de renouveler la philosophie. Pour ce faire, il suffit de suivre le guide. Ici, c’est le philosophe Alain Badiou lui-même.

 

parution-de-la-philosophie-et-l-evenement-entretiens-avec-alain-badiou-editions-germina.jpgCe qui est intéressant lorsqu’une philosophie prend naissance, c’est d’écouter toutes les confusions qu’elle entraîne, d’observer les esprits déstabilisés, décentrés. Dans sa courte introduction à la philosophie d’Alain Badiou[1], Fabien Tarby ne cherche pas à contourner l’une des difficultés premières qui empêchent la compréhension minimale du philosophe français : « Qui est Alain Badiou ? Un maoïste attardé ? Un terroriste de l’intellect dangereusement porté à gauche ? » Pour conclure, non moins mystérieusement, par cette définition romantique et incongrue : « Un terroriste, décidément, mais de l’hermétisme, cette fois, et qui jetterait des bombes mathématiques dans ses déclarations philosophiques. » Certainement une piste trop vaste, mais n’est-ce pas, sous une forme d’ironie, une belle amorce pour cerner cette pensée qui, depuis 1969, a montré toute sa fidélité à la dialectique, le classicisme en philosophie, et l’esprit de système.

 

 

Une philosophie de l’être et de l’événement

On trouve quatre grands réseaux au sein du système de Badiou, « quatre chemins de la vérité » : la politique, l’amour, l’art et les sciences. Son systématisme est dynamique, dialectique, et elle réunifie deux dimensions opposables du monde : le mathématisable et la logique d’un côté, l’exception humaine de l’autre. C’est-à-dire d’un côté l’homme par lequel vient l’événement, de l’autre l’être qui est le principe de toutes choses. C’est donc une philosophie très ambitieuse, et probablement même, je n’en connais pas une autre depuis Heidegger, une philosophie dont la finalité ultime est de penser l’être. A une différence tout de même d’avec le maître de Fribourg : ce dernier comptait faire parler l’Etre, en lui conférant une majesté, en cherchant à en percer le secret, le mystère si bien gardé depuis deux millénaires ; Badiou en revanche voit l’être de manière immanente, privé de sens.

 

Or, cette idée est déjà suffisamment importante pour éveiller notre curiosité de philosophe ! Car, la philosophie, contre toute attente, - même celle de Heidegger, mais je n’en parlerai pas ici - n’est pas coupée du réel ; elle n’a pas pour vocation de rendre notre réalité abstraite par un jeu conceptuel abscons qui nous protégerait de son aspect arbitraire, incertain, chaotique. Au contraire, toute philosophie qui s’arracherait à la réalité pour s’en déconnecter ne serait plus de la philosophie ; toute philosophie qui ne nous parlerait pas, qui n’aurait pas pour fin ultime de nous rendre compréhensibles à nous-mêmes, de nous rendre le monde compréhensible ne serait pas de la philosophie. De fait, il n’est pas étonnant que la philosophie d’Alain Badiou, aussi complexe soit-elle n’a, quoi qu’on dise, qu’un objectif, et un seul : le désir de rendre notre réalité compréhensible afin de nous rendre heureux. Il n’y a rien ici d’excessif ou de réducteur dans mes propos. Lisons seulement ces derniers mots du philosophe lui-même :

« Le philosophe est plus heureux que tous ceux qu’on croit plus heureux que lui, les riches, les jouisseurs, les tyrans. Ce que cela signifie est assez clair : le philosophe expérimentera, de l’intérieur de sa vie, ce qu’est la vraie vie » dit-il dans le dernier des entretiens avec Fabien Tarby[2]. Voilà de quoi nous réjouir ! Par ce livre, on a enfin un accès commode à un tout nouveau système philosophique qui se veut profondément révolutionnaire. On pensait que depuis Hegel, et son système achevé, Nietzsche et son haine affichée pour l’esprit de système, il n’y avait plus aucune place pour la pensée systémique en philosophie. Nous avions apparemment tort ! La pensée de Badiou, profondément classique, est une pensée de système au sens où elle « délivre, selon une progression marquée, un ensemble d’idées affirmées dès l’origine. »[3] D’un côté, Alain Badiou nous entraîne dans son étude des mathématiques et de la logique, permettant d’explorer les problèmes fondamentaux de la philosophie, et de l’autre dans une réflexion anthropologique, l’homme comme événement, capable de s’élever à autre chose et d’échapper aux déterminismes des mathématiques et de la logique. Et si l’événement est au cœur de la réalité humaine, il entre en relation dialectique avec l’être (mathématisable, logique). D’où les « quatre réseaux de surprises et de créations » : la politique, l’amour, l’art et les sciences.

 

14-04-2009-Alain-Badiou.jpg

Un philosophe singulier

Sur chacun de ces thèmes, Alain Badiou accepte de s’expliquer dans ce long entretien. Et pourquoi ne pas le dire ? Il faut bien admettre que sa philosophie est suffisamment surprenante pour que l’on n’ait pas à avoir honte de ressentir quelques difficultés à en comprendre toute la pertinence et toute la légitimité. Prenez par exemple cette affirmation du philosophe français qui dit, à la suite de l’histoire de l’humanité, dont le tableau sombre de l’ère communiste se présente sous l’angle d’une illusion meurtrière, la chose suivante : « quand on pense […] aux millions de chômeurs provoqués par la crise financière, à la destruction des services publics, aux lois scélérates contre les familles ouvrières venues de l’étranger, à la montée partout en Europe d’un chauvinisme et d’un racisme de sous-préfecture autrichienne, quand on voit les islamophobes hurler à la mort de notre « civilisation », on se dit que le monde a sérieusement besoin d’une formidable injection de communisme »[4]. C’est moi qui souligne. Comment alors ne pas se dire, si l’on ne pense pas sa pensée, celle du philosophe, qu’il retarde et que sa pensée est dangereuse ? Ici, par exemple, quelques pages sur Le Politique. Elles vont lui permettre de s’expliquer simplement. Faire la lumière sur cette réflexion à propos de notre temps. Une réflexion qui l’accompagne au fil de sa série d’ouvrages Circonstances, et appliquée au monde contemporain, où il dénoue de l’événement, c’est-à-dire de la condition du sujet et du bouleversement authentique que l’espace ouvert à « l’idée vivante d’une alternative générale à l’ordre existant, ce qui n’appartient en fait qu’à des réalités attendues, présentées sur le mode de la surprise, comme l’élection de Sarkozy, l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002. Contre ces non-événements dit-il, il oppose le matérialisme de Marx. On croirait rêver ! Qui pourrait aujourd’hui oser une telle tentative, lorsqu’on s’est accordé, tous, à ranger le marxisme au musée de l’histoire de la philosophie ? Organisant un matérialisme à partir de la science mathématique, c’est la solution géniale, la ruse de sioux qu’emploie Badiou pour exhumer un philosophe que l’on a, selon lui, enterré un peu trop tôt. Mais c’est, à mon sens, une très habile tentative pour dénoncer tout autant la norme du « vendable », l’ordonnancement de la science à la marchandise. « La science n’est pas elle-même réductible à la technique, elle a une autonomie de vérité, mais il existe tout un réseau d’usages pratiques de la science, usages qu’elle ne prescrit pas mais dont elle crée la possibilité. Il faut donc s’en prendre non pas à la technique mais à l’asservissement de la science au système de ses conséquences pratiques possibles, son asservissement au mode de production capitaliste. »[5]


Je peux comprendre qu’il y ait là, dans une telle philosophie, de quoi s’étonner, de quoi s’enthousiasmer, mais aussi, et surtout, de quoi se désoler. A la fois le principe semble déjà exploité jusqu’à la corde ; surtout, une telle philosophie entraîne une quantité d’objections de la part de la physique, ou de la biologie ; elle en appelle à « une politique d’émancipation de l’humanité entière »[6], et il nous est peut-être difficile aujourd’hui d’entendre de tels propos, d’autant plus après les désastres du vingtième siècle. Revenant à la thèse fondamentale de l’être, non pas la question de « l’oubli de l’être » posée par Heidegger dans son Sein und Zeit qui voyait en cet oubli « une origine perdue », et qui manquait un aspect essentiel au problème selon Alain Badiou lui-même, c’est-à-dire celui de ne pas choisir dans le débat entre tradition et marchandise, ou tradition et modernité ; mais créer « une situation qui échappe à cette alternative ». Alternative dirons-nous, qui omet « l’existence effective d’un partage, d’une communication entre individus humains enveloppés, enrobés dans une procédure de vérité »[7].

 

alainbadiouune.jpg

Entre un matérialisme rigoureux et un invincible idéalisme

D’où l’intérêt méritant du profond travail de Fabien Tarby, à la fois par ses cinq entretiens réunis ici qui, invitant Alain Badiou à s’exprimer clairement sur l’ensemble de sa pensée, font le bilan de ses grandes œuvres et parlent de son livre projet ; également par la courte mais suggestive introduction à cette philosophie singulière. D’ailleurs il n’est plus nécessaire je crois de démontrer ici combien Alain Badiou est un philosophe singulier ; combien son travail mérite une attention renouvelée, et combien un guide, de bonne volonté, est parfois bien utile, pour ne pas dire salvateur, si l’on désire enfin pénétrer l’une des dernières pensées contemporaines qui méritent le détour. J’ai montré dans ces quelques lignes, que cette philosophie pouvait déconcerter. Néanmoins, son travail autour de « l’infini et de la multiplicité », son retour à l’être, son idée de la subjectivation du vrai, son travail de recomposition d’un matérialisme historique de Marx qu’on pensait à jamais enterré, bref autant de pistes autant d’étonnements en perspective ; d’ailleurs, je n’ai pas dit que je partageais toutes les thèses de cette nouvelle philosophie, mais il me faut toutefois admettre qu’il y a ici cette idée inédite et intéressante qui parcourt les entretiens d’un bout à l’autre, qu’une pensée se structurant autour de la force et de la joie, peut se vouloir « une synthèse nouvelle entre la lucidité rigoureuse du matérialisme et l’invincible espérance de l’idéalisme »[8]. De quoi redonner un coup de neuf à l’espérance en ce nouveau siècle, après une belle décennie de dépressionnisme, désertée de toute pensée forte capable de s’imposer dans un paysage intellectuel morose. Voilà qui est fait !

 

_________________________________________________

[1] Alain Badiou et Alain Tarby, La philosophie et l’événement, suivi d’une introduction à la philosophie d’Alain Badiou, Germina, 2010, pp. 153 et sq.
[2] Idem, p. 150.
[3] Alain Badiou, Fabien Tarby, Op. cit., p. 154.
[4] Idem, p. 42. C’est moi qui souligne.
[5] Idem, p. 111.
[6] Idem, p. 112.
[7] Idem, p. 71.
[8] Idem, p. 174.

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23 février 2010 2 23 /02 /février /2010 23:39

Henry Montaigu sur le chemin des crêtes

par Olivier Gissey

Henry Montaigu (1936-1992) aura traversé un demi-siècle en navigateur solitaire même si quelques Amis lui prêtèrent escorte. L'auteur du Cavalier bleu était une des dernières grandes figures qui incarnaient l'idée royale en France, sur les traces de Joseph de Maistre et de Georges Bernanos. La royauté est une solitude.


Henry Montaigu (1936-1992).


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Henry Montaigu : Un noble voyageur

par Stanislas Balbec*

Henry Montaigu, mort il y a quinze ans, ne fut connu de son vivant que d’un cercle assez restreint. Écrivain de songes, brumes de Garonne, «Gascon. C’est-à-dire à la fois raide et souple, humoriste et grave, rebelle et conformiste» (1), il n’a guère laissé de biographie, pas de légende personnelle… Il demeure aujourd’hui encore quasiment inconnu du public, des critiques et des libraires : il n’est cité nulle part, ses livres sont introuvables, et, pour d’obscures raisons, non réédités. Oublié, il devrait normalement s’effacer de la mémoire des hommes. Et pourtant ! Enfoui au plus profond de la terre, promis à la dissolution et à l’effacement, passé de l’autre côté du miroir, c’est ainsi qu’Henry Montaigu semble accomplir son œuvre de sapience (2)…


"Mon pays défiguré ne me serait plus de rien si je n’étais pas contraint de l’aimer par la connaissance que j’ai du mystère de sa vocation". (La Sagesse du Roi dormant).


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Le Cavalier bleu : poétique d’Henry Montaigu

par Rémi Soulié*

En littérature, seule importe la grâce — et Dieu sait qu’Henry Montaigu l’avait : on est écrivain ou pas, comme on est sauvé ou non. Le Cavalier bleu intègre toutes les formes d’écriture, tant il est vrai que «la littérature dévore, englobe tout, Lao-Tseu et le Psalmiste, Thérèse d’Avila et Céline, Napoléon lui-même et Eugène Labiche, Michel Zévaco probablement, et Le Roman de la Rose, et Guénon — Ah ! quoi qu’on fasse — et M. le Duc de Saint-Simon, et l’ange Heurtebise, et Omar Khayyam, et Georges Bernanos…» (Le Cavalier Bleu, p. 256). Et Henry Montaigu, donc. Au temps de l’ «éloignement des fables» (p. 266) et du prosaïsme nihiliste, l’auteur du Cavalier bleu ose placer son roman sous la protection tutélaire des fées…


Le “voyage” du Cavalier bleu, Jean Amadieu Phébus d’Auberhodes, s’apparente à la quête d’un chevalier errant, topos du roman médiéval, et à l'itinéraire mystique d’une âme que, formellement, ni saint Jean de la Croix, ni sainte Thérèse d'Avila n’auraient désavoué."


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Henry Montaigu : «Guénon nous appelle à un retour conscient à l’ordre permanent des choses…»


1986. Après un numéro de La Place Royale consacré à René Guénon, à l’occasion du centenaire de sa naissance, Henry Montaigu publie René Guénon ou la Mise en demeure. On trouvera ci-dessous les principaux extraits d'un entretien inédit, qui montre bien la force et la tonalité si particulière de la “voix” d’Henry Montaigu : une exigence et un goût absolu de la «vérité qui libère», venus de plus loin et de plus haut...


Henry Montaigu : "Pendant que les derniers philosophes et les derniers théologiens continuent de jouer aux dés la robe sans couture, au beau milieu de la Tragédie, il m’apparaît de plus en plus que c’est à une réflexion sur les Temps que nous sommes conviés".


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23 février 2010 2 23 /02 /février /2010 13:24
La puissance du vieillir
François Villa


Le Mot de l'éditeur : La puissance du vieillir, 272 pages, Collection le Fil
rouge, PUF, ISBN : 978-2-13-057986-1, Parution : 03-02-2010
 
La psychanalyse doit-elle renoncer devant le vieillissement, inéluctable ?
Non, car le vieillir psychique n’est pas analogue au vieillissement
corporel. Non, car la force du psychisme se nourrit du temps et de
l’expérience même du corps qui change ; l’évolution psychique ne s’arrête
pas devant les rides, elle les intègre, les transcende ; le Moi change, se
remanie, se renforce ou se fait plus souple : confronté aux pertes
successives qui frappent ses objets d’amour, il tente de les combler et
gagne en intériorité ce qu’il perd en étendue. François Villa nous guide
dans un voyage sur des terres qui nous sont promises et nous fait percevoir
la vie forcenée qui précède la définitive glaciation.

 François Villa est psychanalyste, membre de l'Association Psychanalytique de
France dont il est vice-président. Il est professeur de psychologie clinique
et de psychopathologie à l’UFR de Sciences Humaines Cliniques de
l’Université Paris Diderot, et membre du Centre de Recherches Psychanalyse
et médecine. Il est également l'auteur de l'ouvrage à paraître aux PUF, en
septembre 2009, intitulé La notion de caractère chez Freud.


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23 février 2010 2 23 /02 /février /2010 13:03

Voici une chronique consacrée au parcours d’un homme, d’un poète, qui aura, nul n’en doute, marqué son temps, une chronique qui est surtout l’écoute d’une voix, même si cette voix s’est tue le 14 novembre 2008 et doit aujourd’hui emprunter d’autres voix pour se faire entendre.

Charles Le Quintrec s’est éteint, comme on dit, après 82 ans d’une vie tout entière consacrée à la magie des mots. Peut-on dire d’une telle vie qu’elle s’éteint ? Non bien sûr. La magie des mots ne s’éteint pas. Elle continue d’éclairer le regard de ceux qui l’écoutent.

Né en 1926 à Plescop dans le Morbihan, un village situé à quelques kilomètres au nord-ouest de Vannes, il passe son enfance dans un milieu rural très pauvre. Il écrit ses premiers vers à 12 ans, à un moment, dit-il dans la préface de son œuvre poétique Terre océane, publiée chez Albin Michel en 2006, à un moment où « après une lecture sur les joies de la fenaison, [il s’applique] à rimer les serpentements de [sa] rivière et la douceur de [ses] marais. Ce ne fut qu’un feu de paille, mais un peu de braise demeura sous la cendre. »

Le feu va renaître lorsque, à l’âge de dix-sept ans, il séjourne dans un sanatorium à Évreux pour y soigner une tuberculose. C’est là, pendant ce temps de repos forcé, qu’il se plonge dans la lecture des grands de la poésie de Villon à Leconte de Lisle et se met vraiment lui-même à l’écriture. Toujours dans la préface de Terre océane, il décrit ainsi cette nouvelle naissance : « Je recherchais l’image jusqu’à la métaphore, aussi la musique que les mots font entre eux quand il arrive qu’on les convoque avec amour pour des noces. […] Je ne me détournais pas du discours dont il est dit tant de mal aujourd’hui. Je lui préférais cependant la fulguration, la pulsion médiate, tout ce que la pulmonie permet de souffle et de ferveur. Dès mes premiers textes, je plongeai en plein mystère. J’en aimai les lunes pâles au fond des lacs, les souterrains, les gouffres. Il m’était alors agréable de penser avec Malcolm de Chazal que « la poésie n’est pas autre chose que l’art d’écrire l’invisible ». »

Charles Le Quintrec, romancier, essayiste, critique, mais avant tout poète... © DR
Charles Le Quintrec, romancier, essayiste, critique, mais avant tout poète... © DR

Depuis ce temps de vie recluse dans un sanatorium, Charles Le Quintrec n’a plus cessé d’écrire. Après un contact avec Hervé Bazin, qui l’encourage à venir s’installer à Paris, il s’éloigne un peu de la vie quotidienne en Bretagne sans jamais la quitter, sans jamais la chasser de son âme et retournant s’en nourrir sans cesse. Lecteur infatigable, il devient critique littéraire à Ouest France, où il restera une quinzaine d’années, bâtissant en parallèle une œuvre littéraire abondante où la langue poétique se coule dans tous les genres, des vers et des rimes au roman en passant par l’essai, le récit, le journal, la nouvelle.

Il est évidemment impossible de mentionner tous les titres, une cinquantaine au total, qui composent une telle œuvre. Citons simplement, outre son dernier roman, Les enfants de Kerfontaine, publié chez Albin Michel en 2007, le recueil de morceaux choisis (choisis par lui-même) de toute son œuvre poétique, Terre océane déjà cité, ainsi que Les Chemins de Kergrist, un roman couronné par l’Académie de Bretagne, La Ville en loques, Le Christ aux orties, La Querelle de Dieu, La Traversée du lac, Une Enfance bretonne, Le Pèlerin de Saint-Roch, des romans tous publiés chez Albin Michel. Mentionnons également le fameux Bretagne est univers, publié aux éditions Ouest France en 1988, et la non moins fameuse anthologie Poètes de Bretagne, récemment rééditée, revue et enrichie, aux éditions de La table Ronde. Mentionnons encore Les Noces de la Terre, un recueil de poésie publié chez Grasset en 1957 qui lui valut le Prix Max Jacob, l’un parmi les nombreux prix qu’il reçut, dont notamment, pour l’ensemble de son œuvre, le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres et le Grand Prix Catholique de Littérature. Enfin, comment ne pas mentionner tout spécialement, ici sur Canal Académie, Le Songe et le Sang, le recueil de poésie publié chez Albin Michel en 1978, qui lui valut cette année-là le Grand Prix de Poésie de l’Académie française.

Et puis comment parler de Charles Le Quintrec sans parler de la Bretagne, de sa Bretagne, car chacun sait que la Bretagne des uns n’est pas la Bretagne des autres. La sienne, celle qu’il porte à bout de bras dans toute son œuvre, c’est la Bretagne du sud, celle du Morbihan qui l’a vu naître. Par la suite, devenu « parisien », il s’installera, pour se ressourcer, de l’autre côté de la « frontière » du Morbihan, à Moëlan, aux environs de Quimperlé dans le Finistère sud, mais le pays natal reste en lui.

Breton du Sud, Charles Le Quintrec l’est jusque dans sa physionomie, dans ce visage arrondi qui est souvent la marque de ceux d’en bas en Bretagne, par contraste avec le visage long et blond de ceux d’en haut. Cliché me dira-t-on ! certes, mais tous les clichés, si propre à éveiller la curiosité de celui qui regarde ou écoute, insuffisant évidemment à cerner l’âme d’un homme qui fut d’abord et avant tout un homme de la terre.

Autre cliché bienfaisant qui distingue en Bretagne ceux de la mer et ceux de la terre, ceux de l’Armor et ceux de l’Arcoat. Les deux se côtoient, se regardent à peu de distance mais vivent dans deux mondes que tout sépare tout en se nourrissant l’un de l’autre. Le titre voulu par Charles Le Quintrec pour ses morceaux choisis de poésie, Terre océane, exprime bien l’irrésistible attraction de ces deux mondes, cette alliance de la terre et de la mer qui fonde l’esprit breton.

Les remparts de Vannes
Les remparts de Vannes

Charles Le Quintrec, lui, même s’il naît à quelques kilomètres seulement de l’océan, tout près de Vannes et du Golfe du Morbihan, est un homme de la lande, des bois, de la ferme où s’entendent le caquetis des poules, le beuglement des vaches, le grognement des cochons plus que le rire des mouettes. Lorsque Julien, le jeune homme recueilli par la châtelaine de La Boulardaie, dans Les Enfants de Kerfontaine, s’en va, en compagnie de sa protectrice, voir la mer qui n’est pas loin, on a l’impression qu’il regarde un paysage lointain, presque étranger. La mer l’attire, le fascine même, il veut devenir marin, mais ce n’est pas lui, ce n’est pas son âme, c’est l’attrait de l’inconnu. Son monde à lui est celui de la forêt, là où se côtoient la lune et les korrigans, les fées et les enchanteurs. Même à la ville, à Vannes, qui n’est pourtant pas une énorme métropole urbaine, surtout à l’époque, on se sent un peu perdu quand on est un jeune homme de la campagne dans les années 30, aux aurores de la guerre (Charles Le Quintrec fut sans doute un peu ce jeune homme). Un peu perdu, mais intrigué, toujours en quête de cette chose qui manque à son âme et qui n’est pas la mer, qui ne peut pas être la mer, cette chose qui serait une sorte de réponse de la ville aux cris et chuchotements de la lande et des marais, de la forêt et des rivières. C’est au hasard d’une rencontre improbable que Julien semble entendre cette réponse. Un tohu-bohu indescriptible secoue la ville, d’habitude si calme. Une horde « de gueux à têtes vitriolées et de poissardes en cheveux, pires que des furies. » parcourt les rues et les transforme en une scène étrange où les arrières de la forêt et son cortège de petits diables semblent s’être donné rendez-vous dans la ville. « C’étaient Breughel le Vieux et Jérôme Bosch dans le même tourbillon ! » L’imaginaire lunaire de la Bretagne profonde rejoint l’extravagance des pères fondateurs du surréalisme belge. Charles Le Quintrec invite la Flandre à Vannes. Il semble assis, là, au milieu, et y aller de son verbe truculent. Étrange pour un homme d’un pays qui n’a pas la réputation d’être si exubérant. Les petits diables se cachent dans les bois en Bretagne. Seule la lune les y surprend. Mais la Bretagne est une si ancienne terre de métissage. Rien d’étonnant à ce qu’un peu de truculence à la belge s’y installe et s’y sente chez elle. Charles Le Quintrec a peut-être du belge dans l’âme. Il aime rire, il aime la fête et la bonne chère. En lisant sa prose, en lisant les mots de sa langue dont on dit, à juste titre, qu’elle est un patrimoine à elle seule, tant elle est ancrée dans la terre, riche d’un vocabulaire atypique sorti tout droit d’une lignée ancestrale qui n’a que faire de la pseudo modernité, en lisant cette écriture souvent rocailleuse, on a parfois le sentiment d’entendre un accent chantant, et pas seulement de la campagne bretonne. On se surprend à lire à haute voix certaines pages avec l’accent du Midi ! Allons bon ! après la Belgique, la Provence ! Bizarre ! Étrange complicité de la rocaille du verbe ! Oui mais chez Charles Le Quintrec, la rocaille du verbe, la truculence, la chaleur des mots peut parfois déboucher sur quelque chose de beaucoup plus abrupt, de beaucoup moins drôle, sur la colère même.

Un critique redouté

Charles Le Quintrec le roc. Impossible d’y échapper, tant son regard sur le monde et les hommes peut parfois être dur. Ses articles de critique littéraire étaient redoutés. Sa vision de la poésie contemporaine était sévère. Voici ce qu’il en dit dans la préface de son anthologie des Poètes de Bretagne : "D’entrée de jeu, je suis tenté de dire qu’il n’y a plus de poésie française. […] Plus de poésie, parce que plus de foi. Des mots encore bien sûr, mutilés, niés, reniés, galvaudés, rabaissés, excréments de palissade, mais plus rien de la Parole qui fait ; plus rien de cette parole perdue d’où nous sommes sortis. […] préférant encore leurs petits laboratoires à leur petites chapelles, nos poètes s’émerveillent de leur petits défis qu’ils prennent pour des audaces et de trouvailles qui, dans leur esprit, ressortissent à des découvertes. […] les poètes français dans leur ensemble – je dis bien dans leur ensemble, car il y a des exceptions, Dieu merci ! – s’amusent à des jeux d’originalité, sèment des voyelles et des consonnes en calligrammes, des voyelles volages et des consonnes qui, n’étant plus – comme le voulait Claudel – ni impulsives ni propulsives, ne sont plus rien. Ils sollicitent les plus bas rébus, font de la mousse avec des mots et tournent à leur avantage les marques même de leur impuissance".

Une foi enracinée

Il est évidemment difficile de ne pas faire le parallèle – référence à la foi, à la Parole et à Claudel oblige – entre cette sévérité et la conviction religieuse de Charles Le Quintrec. Y aurait-il un rapport entre ces deux aspects de sa personnalité ? Certes, la foi de Charles Le Quintrec était inébranlable, enracinée dans une terre mystique par essence, indissociable de la nature, mais aussi, et c’est là que le parallèle est moins évident, indissociable du paganisme fondateur des mythes de la celtitude. Voilà bien encore une étrange complicité, celle des mythes et de la mystique. Rien de plus breton que cela, mais aussi rien de plus éloigné de la rigueur codifiée d’une religion.

C’est là que le poète intervient. Dieu l’a-t-il conduit à la poésie ? sans doute l’inverse, s’il faut en croire ce qu’il dit lui-même, dans la préface de Terre océane, de son accession aux mots de la poésie : « Célébrant la messe des mots avec la passion et l’humilité du simple desservant, j’ai rencontré Dieu. J’ai retrouvé ce Dieu que j’avais égaré à l’orée de l’adolescence. J’entrai dans la contemplation des univers qui débordent de LUI. ».

La poésie centre de tout, tel semble être le credo de Charles Le Quintrec. On peut le dire Breton, on peut le dire Catholique, on doit surtout le dire Poète, poète dans l’âme, mais aussi poète dans la pratique d’un art dont il observe le rite et cherche la rime, mais dont il fait surtout un art de vivre. Il le décrit ainsi, toujours dans la préface de Terre océane :

« La Poésie, s’il me fallait la définir – mais elle échappe à toutes les maximes et formulations – je dirais que c’est un battement d’étoiles dans une nuit sans limites. C’est aussi, à mes yeux, ce qui reste du dialogue Créateur-créature du paradis terrestre. On nous dit que la conversation fut interrompue. Il me semble qu’un poète : Virgile, Dante ; qu’un musicien : Bach, Mozart, Beethoven, peuvent, par à-coups, par éclairs, rétablir le fabuleux contact. Il y a des harmonies qui remontent à la Genèse et qui n’ont pas fini de vibrer très intensément dans les espaces. […] Choisir les mots – les merveilleux mots de notre langue – pour leur beauté, leurs sonorités, moins pour leur signification que pour leur signifiance, c’est agir en poète. ».

Texte de François-Pierre Nizery

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23 février 2010 2 23 /02 /février /2010 01:08

27/11/2006

L'éclat des penseurs japonais, par Francis Moury

 



Voici un nouvel article de mon cher Francis Moury sur un récent ouvrage paru aux éditions de L'Éclat, sous la plume de Yann Kassile, intitulé Penseurs japonais. Dialogues du commencement.


«Pendant qu’un philosophe assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison [...]»
Jean de La Fontaine, Fables, livre VII, § XVIII, Un Animal dans la lune [1678] (29e éd. Hachette, avec notices et notes par M. E. Thirion, 1926, p. 228).

«Ce dont on ne peut parler, il faut le taire»
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1918] (éd. Gallimard, coll. Idées, trad. de Pierre Klossowski, introduction de Bertrand Russel, notes d’Aimé Patri, 1961-1972, p. 177).

«[...] Dans la pensée européenne, il y a, je crois, deux choses : le rationalisme et l’individualisme. Et ni l’une ni l’autre ne conviennent au tempérament japonais. [...]»
Yasuzo Masumura (1924-1986) extrait d’un Entretien accordé aux Cahiers du Cinéma N° 224, octobre 1970.

«[...] Éh bien, mon cher ami Gilbert, les Évangiles ne nous donnent aucun renseignement sur la vie de Jésus entre douze et trente ans. Et pour cause ! Le Christ, suivant la «route de Bouddha», se serait rendu une première fois en Asie durant cette période, afin d’y étudier la théologie… en Inde puis au nord du Japon, terre du chamanisme aïnou [...] après un long voyage et de multiples aventures Jésus-Christ a regagné le Japon, pays des études mystiques et chamaniques de sa jeunesse… Il a voyagé jusqu’au charmant petit village de Heraï, dans la préfecture d’Aomori… Nous y avons tourné plusieurs séquences… Jésus de Nazareth s’est donc éteint là, à Héraï, plusieurs fois grand-père… ayant atteint grâce au yoga et à la gymnastique ésotérique chinoise, à un régime alimentaire japonais typiquement pauvre en graisses, l’âge vénérable de cent six ans…[...].»
Romain Slocombe, La Crucifixion en jaune, tome 4 : Regrets d’hiver (éd. Fayard, coll. Noir, 2006, p. 121).


Voici un très intéressant dialogue mené par Yann Kassile avec vingt-deux penseurs japonais. Kassile a séjourné à Tokyo, à Kyoto, à Osaka et à Nagoya pour réaliser ces entretiens qui ont été, en outre, filmés. C’est un livre important qui ouvre le dialogue franco-japonais du XXIe siècle sous les meilleurs auspices par sa richesse et sa variété.


Remarques matérielles
Première remarque : on ne saisit pas très bien pourquoi c’est Yann Kassile qui est mentionné sur la couverture comme auteur du livre alors que c’est un certain Jean D’Istria qui signe tous les entretiens. Éh bien, observez le titre de la collection dans laquelle paraît le livre : l’adjectif «imaginaire» y figure. Kassile aurait choisi de se nommer Jean D’Istria tout du long pour instaurer une sorte de distance fictionnelle, certes loisible sinon nécessaire. Bien sûr, les interlocuteurs japonais sont pour leur part – et encore heureux ! – identifiés réellement.
Chaque entretien est illustré de plusieurs photographies du penseur japonais avec à l’arrière-plan un fragment du contexte spatial où il s’est déroulé. La ville et la date sont mentionnées mais on regrette que la date soit exclusivement celle du calendrier japonais. Il aurait fallu mentionner aussi la date occidentale puisque ce livre est destiné à des lecteurs francophones occidentaux par principe ! Le nom japonais de chaque interlocuteur est également écrit en japonais, ce qui, en revanche, est très bien. Des notes maigres mais nécessaires rassemblent sur les deux dernières pages quelques informations sur les auteurs japonais cités par les interlocuteurs de Kassile.
L’usage japonais de l’inversion «NOM-prénom» est transcrit en français : c’est la mode mais nous dénonçons ce procédé pour une raison simple : on ne le faisait pas au siècle dernier, qui n’est pas si loin, dans les ouvrages traitant du Japon. Si on commence à le faire, ce sera le désordre dans l’esprit des jeunes lecteurs qui seront vite confronté à des ouvrages français du XXe siècle sur le Japon respectant l’usage français et à d’autres du XXIe siècle ne le respectant pas. Dans le cas d’une célébrité telle que le cinéaste Kenji Mizoguchi, le nommer à la japonaise Mizoguchi Kenji ne va pas changer la face du monde : le lecteur quelque peu cultivé ne sera jamais induit en erreur. Mais dans le cas de ces penseurs contemporains, célèbres là-bas pour certains d’entre eux mais, de toute évidence, peu connus chez nous en dehors d’une élite restreinte et japonisante – ce livre et notre modeste compte rendu vont d’ailleurs les populariser, nous l’espérons – c’est absurde. Il eût donc fallu persister à écrire «Takaaki Yoshimoto» à la française et non pas « Yoshimoto Takaaki».
Pour le reste, le papier est beau, les caractères lisibles et agréables : seule la couverture est décevante car trop fonctionnelle. On aurait pu trouver mieux et plus joli, d’un point de vue esthétique, que cette sorte de «dossier d’identité judiciaro-philosophique».
Peut-être eût-il fallu reproduire les vingt-quatre questions initiales posées par Kassile lors des premiers entretiens, puis les huit questions seulement utilisées lors des derniers ? Bien sûr, certaines sont reproduites plusieurs fois dans le cours de certains dialogues mais ces répétitions auraient tout de même été utiles. Cela aurait constitué un aide-mémoire pratique qui aurait pu servir de «plate-forme intellectuelle» de référence au lecteur français. Ce dernier découvre ici les questions en même temps que l’interlocuteur japonais : cette façon de faire a son charme aussi, cela dit, car il y a du suspense. Il augmente à mesure que l’ouvrage progresse : on se demande : «Celui-ci va-t-il répondre à telle question ?» et «Comment va-t-il y répondre ?».
Enfin sur la question de la traduction, un aspect matériel du livre non moins essentiel : on a strictement respecté les tentatives (réussies ou maladroites, partielles ou totales) d’expression française, et strictement respecté aussi les quelques impropriétés ou approches sémiologiques voulant exprimer une idée imprécise parfois. C’est très bien. Cela préserve la vie brute et dramatique de chaque dialogue.

Remarques intellectuelles
Concernant les questions posées par Kassile, il faut bien convenir qu’elles sont souvent naïves et tout aussi souvent tendancieuses mais ce n’est pas grave. Leur rôle est fonctionnel : amorcer le dialogue et de fait, elles l’amorcent souvent d’excellente façon.
Il arrive qu’on s’en tienne pratiquement à la première question ou, en tout cas, qu’on n’arrive pas au stade de la quatrième ou de la cinquième. La meilleure question est celle concernant le rationalisme : c’est elle qui donne lieu aux réponses les plus intéressantes. L’attitude de Kassile est parfois un peu agressive et a probablement gêné certains de ses interlocuteurs. Nous pensons notamment à ses reproches lorsqu’ils lui avouent ne pas partager ses illusions sur le progrès de l’humanité ou l’universalité du rationalisme, sur l’idée aussi que l’individu pourrait se définir d’une manière auto-suffisante, comme une sorte d’être infini «per se». On ne voit pas en quoi l’individu serait «auto-référent». On ne voit pas non plus en quoi il importe de préciser qu’Aristote estimait que l’activité philosophique était la plus élevée du monde puisque tous les philosophes grecs le pensaient, y compris le maître d’Aristote et que tous les philosophes postérieurs l’ont aussi pensé ! Une telle remarque incidente se veut culturelle : elle est vaine.
On loue le soin de Kassile d’avoir rapporté les conditions de chaque entretien. C’est une nécessité : il aurait fallu pousser plus loin les descriptions parfois. Il est vrai que ce devait être un film. Si Kassile a un montage visible, il faut au moins faire éditer cela en DVD : on lui suggèrerait volontiers quelques pistes d’éditions. Voir et entendre un penseur répondre en v.o.s.t.f. à des questions en v.f.s.t.j. est un spectacle qui se vendrait à une élite mais il se vendrait assurément : cela renforcerait sans doute encore la portée du livre et on pourrait même les vendre ensemble, à notre humble avis.
Concernant les interlocuteurs (une seule jeune femme parmi eux), une remarque statistique : la majorité (seize) habite à Tokyo. Les autres se décomposent comme suit : quatre de Kyoto, un d’Osaka et un de Nagoya. Cela ne rend absolument pas compte de l’importance de l’École contemporaine de Kyoto, soulignée par un certain nombre d’interlocuteurs de Tokyo.
Une autre remarque statistique concernant les professions dont le compte excède naturellement le nombre des personnes puisqu’une personne peut cumuler plusieurs qualités : on compte seize philosophes, six écrivains ou professeurs de littérature ou d’histoire de la littérature dont deux poètes, deux psychologues (un psychiatre et un psychanalyste). On peut encore superposer à cela un ou deux professeurs de philosophie qui sont également anthropologues, sociologues. Bref, cela signifie, et c’est un compliment que nous faisons à Kassile, que tous les aspects de la pensée sont bien représentés. Il ne manque éventuellement que des juristes ou des politiques s’intéressant à la philosophie de leur activité mais leur absence est compensée par celle des philosophes qui s’intéressent à celles-ci.

Commençons la recension.
Le mot «Dialogue» est désigné par la lettre «D».
Son numéro correspond à son ordre chronologique dans le volume.

 


Recension critique

D1 – Hidetaka Ishida et Chihiro Minato (Tokyo)
D2 – Osamu Nishitani et Kuniichi Uno (Tokyo)

Les deux premiers dialogues avec ces deux groupes de penseurs – philosophes, parfois historiens de la littérature française – sont d’excellentes introductions aux similitudes culturelles et aux premières différences que l’on rencontre. Il faut commencer par ce commencement naturel qui fut aussi celui de Kassile dans le temps de la découverte de cette altérité. Ce qu’est l’histoire de la réception de l’Occident durant Meiji, ce qu’est le Bouddhisme, ce qu’est la culture normale d’un intellectuel japonais de bonne facture, on le trouve dans ces deux dialogues. Par la suite, on retrouve individuellement chacun d’eux et nous y reviendrons à ce moment-là dans le cours de cette recension.

D3 – Schinichi Nakazawa (Tokyo)
Il est le premier interlocuteur «sérieux» de Kassile, en ce sens qu’il est le premier qui lui résiste d’emblée franchement et ne le caresse pas dans le sens du poil structuralo-socialiste – même si Nakazawa cite Spinoza avec à propos – et ne cite pas trop les habituels Lacan ni Deleuze ni Lévi-Strauss. Il est aussi, par son expérience biographique, un exemple intéressant d’aventurier de la pensée puisqu’il a été au Tibet rechercher une initiation religieuse dans sa jeunesse.

D4 – Rika Kayama (Tokyo)
La psychiatre lacanienne Rika Kayama (Tokyo) qui suit, est très intéressante et franche : elle sape de l’intérieur sa propre discipline en posant que la réalité n’est pas unique ni stable donc pas compréhensible, in fine. Cette attitude réjouira tout freudien de stricte obédience, comme nous. Elle décontenance Kassile qui pensait qu’un psychologue ne pouvait être qu’un scientiste éhonté. Elle est un exemple pratique de «l’étrangeté» japonaise qui est la conséquence d’un certain pragmatisme. Il n’est pas étonnant que le pragmatisme et l’irrationalisme puissent s’allier : les sociétés de recherche psychique anglo-saxonnes en étaient un bel exemple européen au XIXe siècle. Bergson qui fut un de leurs correspondants et même, un temps, président de l’une d’elles, ne s’y trompait pas. Freud lui-même savait qu’il faut faire sa part à l’irrationnel. Ce secret antique est le partage des grandes âmes : les présocratiques, Platon et Aristote (le mythe chez l’un, l’individu chez l’autre), Descartes (les passions de l’âme, l’infinité de Dieu en nous qui n’est pas rationnelle mais expérimentable grâce à la volonté), Maine de Biran, Hegel (sa pensée religieuse), Schopenhauer et Nietzsche, Freud. La boucle existe aussi au Japon : elle est bien plus passionnante à relever que de s’occuper des passeurs du XVIIIe siècle !

D5 – Takaaki Yoshimoto (Tokyo)
Le cinquième dialogue – demi-dialogue en fait, et raté en dépit de ce que Kassile s’évertue à raccommoder par la suite, est le premier qui fascine franchement : nous voulons parler de sa rencontre avec Takaaki Yoshimoto (Tokyo). Sur lui, les questions de Kassile ne mordent pas d’un pouce l’altérité culturelle, et lui parler, c’est une expérience qui pourrait s’assimiler à parler – par delà le temps et l’espace, par delà-le mur du sommeil et du rêve – à quelqu’un comme Héraclite (cité justement par Kassile au début de son volume, et avec une belle intuition, profonde cette fois-ci) ou bien Hölderlin. Yoshimoto n’est pas rationaliste mais il est très intelligent. Il fait à Kassile le pire reproche que l’on puisse faire à quelqu’un qui se pique de penser : Kassile parle de mots ne correspondant pas à une réalité. Kassile parle du chaos en citant Deleuze mais ne SAIT pas ce qu’est le chaos parce qu’il ne l’a pas expérimenté. Son expérience «préliminaire à» et «déclenchant»… la philosophie, sa première question (Sur quoi m’appuyer ?) n’est nullement chaotique : elle découle d’une interprétation idéaliste du cartésianisme qui n’est, comme le lui fera très justement remarquer par la suite un autre interlocuteur (Yasuo Kobayashi de Tokyo, pp. 74-76) nullement le cartésianisme véritable. Kassile se justifie en expliquant qu’il est faux qu’on doive associer une image au mot «chaos» pour le penser correctement, et qu’il est inutile d’associer de même une représentation précise à l’idée de non-être pour penser cette idée réellement. Cette justification est hélas inacceptable : Héraclite en son fragment 124 (in Abel Jeannière, La Pensée d’Héraclite d’Éphèse et la vision présocratique du monde, avec la traduction intégrale des Fragments, éd. Aubier Montaigne, coll. Philosophie de l’esprit fondée par Louis Lavelle et René Le Senne, Paris 1959, p. 114) compare «le plus bel ordre du monde (cosmos)» à un «tas d’ordures rassemblées au hasard». Le Poème de Parménide (tel que Jean Beaufret l’a traduit, notamment in IV et VIII) assimile de son côté le non-être à la nuit, l’être au feu mais assure que cette séparation est humaine, non véridique en soi. Aucune idée, de toute manière, qui puisse se tenir abstraitement : l’être est une sphère, et même le non-être doit être considéré comme une présence. Les remarques d’A. Dies et de Heidegger sur la possibilité de replacer le fragment IV dans le corps du fragment VIII de Parménide sont un signe de plus de cette vérité. Yoshimoto s’est intéressé à Hegel, en profondeur, comme tout penseur japonais authentique, parce que Hegel a affronté directement cette dialectique terrible qui ne supporte pas l’absence de contenu trop longtemps. C’est le sens de la citation – qu’elle soit ou non tronquée par la traductrice – de Yoshimoto qui impressionne tant Kassile : elle traduit bien une pensée typiquement hégélienne, et du meilleur Hegel, du plus génial Hegel.

D6 – Yasuo Kobayashi (Tokyo)
Remarquable d’un bout à l’autre. À la p. 70, Kassile pose l’équivalence «athéisme = rationalisme», «religion = irrationalisme». Il n’a jamais lu saint Thomas ? Il ne sait donc pas qu’une des disciplines les plus remarquables, une des sections les plus riches de l’histoire de la philosophie est la philosophie des religions ? Une telle équivalence n’a cessé d’être déniée par l’Église catholique, en tout cas, à travers ses plus illustres théologiens. À la page 72 Kassile se revendique d’une lignée dont Descartes et Spinoza seraient les deux maîtres : l’idée d’une telle lignée prouve qu’on n’a rien compris à l’un ni à l’autre. La lecture courante d’Istrienne des deux philosophes est d’ailleurs souvent insuffisante dans son principe comme dans son résultat. On le renvoie aux interprétations de Delbos, de Gilson, de Gouhier, de Laporte et d’Alquié sur Descartes, de Delbos, Macherey et Alquié sur Spinoza (à notre récent article sur le spinozisme eudémoniste de Misrahi, pendant que nous y sommes, paru d’ailleurs ici) afin qu’il mesure ce qui les sépare et qui rend impossible leur rassemblement en une lignée commune, vocabulaire et problématique à part. Lachièze-Rey a étudié cela : inutile d’y revenir ici et maintenant. Kobayashi interprète Descartes correctement p. 74-76, bien mieux que Kassile. Nous le félicitons. Page 77, Kobayashi est cousin des Stoïciens. Page 82, Kobayashi juge 40 ans de spinozisme d’une manière exacte et aboutit – à propos du cri d’une femme – à la conclusion des meilleurs commentateurs, de Roland Caillois notamment : l’idée de valeur n’a plus de sens dans le système spinoziste.

D7 – Kuniichi Uno (Tokyo)
Page 88, Uno est naïf : il estime que ni Descartes ni Kant n’ont pensé la transgression de la raison. C’est faux : ils n’ont cessé de penser cette transgression et de la montrer en acte. Croire que Bataille, Benjamin ou Artaud l’ont pensée les premiers est illusoire et inexacte. Les connaissances d’Uno en histoire de la philosophie sont médiocres mais il a pourtant un esprit profondément philosophique : c’est l’essentiel. Il parle du travail infini de la liberté et pense que c’est ce brave Michel Foucault qui aurait le premier inventé une telle expression. Foucault l’a peut-être employée quelque part mais une telle expression provient directement de l’œuvre de Hegel, elle est purement hégélienne : telle est sa source. Le fait que Uno s’intéresse à cette expression et la trouve belle est très sympathique. Nous avons souligné bien des idées de Uno aux p. 94-95 et p. 97 qui témoignent d’une réflexion intelligente sur la pensée occidentale, et d’une recherche japonaise originale.

D8 – Kazushige Shingu (Kyoto)
Ce psychanalyste (mais de quelle obédience : strictement freudien ?) et psychiatre est le premier, curieusement, à poser le problème de l’irrationnel sous un angle mathématique qui est brillant. Il s’intéresse aussi au pouvoir «performatif» des énoncés bien qu’il ne cite pas le penseur anglais J.L. Austin. Shingu pense volontiers la contingence et l’incomplétude humaine. En platonicien – conscient que cet idéalisme est une compensation tragique – il place le langage dans le ciel, ce qui ne laisse pas de surprendre notre brave Kassile ! Les dernières pages de l’entretien – y compris la conclusion réflexive de Kassile à qui nous rendons justice quand nous le pouvons – comptent parmi les plus belles du livre.

D9 – Osamu Nishitani (Tokyo)
Nous avons des points communs avec Nishitani : comme lui, nous pourrions nous retirer sur une île d’Okinawa – nous y pensons d’ailleurs – le croirez-vous ? – depuis plusieurs années, depuis que nous avons vu Sonatine [Sonatine] (Japon, 1993) de Taleshi Kitano au cinéma, pour être précis – dont le climat nous conviendrait probablement bien. Et comme lui, si nous étions sur une telle île, nous pourrions probablement renoncer à penser, et vivre heureux. Nous partageons aussi son intérêt goethéen pour les plantes et leurs noms. Nishitani a raison de considérer l’art comme résultant d’une corruption : il est exact que l’art primitif n’était nullement un art mais l’expression d’une religion. Problème pertinent et toujours fondamental pour l’esthétique que ce problème. Une incorrection p. 120 de Kassile : «… accuser Spinoza d’athée…» : accuser Spinoza d’être athée, conviendrait mieux. Simple coquille mais on aurait pu l’éviter par une relecture attentive. Nishitani s’intéresse à Jean-Luc Nancy, à Bataille, à bien des sujets. Parfois nous le trouvons un peu «juste», mais parfois il nous ravit positivement.

D10 et 11 Satoshi Ukai (Tokyo)
Passionnante remarque historique sur la fatigue au Japon durant tout le XXe siècle mais ce lacanien revendiqué commet l’éternelle erreur de jugement sur Descartes et Kant, supposés être des penseurs «désincarnés», «abstraits». Rien n’est plus faux. En revanche, ses thèmes d’intérêt sont proches de ceux d’un Heidegger, d’un Max Scheler : la pudeur, l’angoisse, la honte. La phénoménologie allemande influence en profondeur le Japon, on s’en rend compte en lisant ce livre. On retrouve une vieille idée sartrienne : le langage constitué m’empêcherait de me définir moi-même car il me serait fondamentalement étranger, étant créé par les autres. Cette idée avait été critiquée par Émile Bréhier, Les Thèmes actuels de la philosophie française, § XIII, L’Existentialisme (7e éd. P.U.F., coll. Sup. Initiation philosophique, 1951-1967, p. 71). En revanche, l’idée de définir – ou non – son identité, le rapport de l’individu à la nation, posent d’autres problèmes spécifiquement japonais : on pense à la colère collective provoquée par la perte de l’identité, de la carte d’identité à la fin du dramatique film Tatyo no hakaba [L’Enterrement du soleil / La Tombe du soleil] (Japon, 1960) de Nagisa Oshima. À la p. 139 un amusant décalage : Ukai concède qu’il aurait peur si la nécessité universelle d’une action politique était prouvée; or c’est exactement ce que pense pour sa part Kassile ! Il y a quelque chose d’éminemment socratique chez Ukai, en dépit de ses références convenues à Deleuze et Guattari. La page suivante, 141, montre l’intérêt des Japonais pour l’idée du devenir, cette idée qui répugne tant à l’esprit français et que les Grecs anciens méprisaient, tandis que les Allemands l’ont épousée avec passion, et les Anglais avec froideur. Précisons que cette idée répugne en profondeur à la France du point de vue métaphysique, mais qu’elle sait l’étudier à la perfection : il y a là un paradoxe. Les meilleures histoires d’une matière quelconque sont toujours les histoires françaises. Notamment les histoires de la philosophie. Page 142, Ukai refuse le brutal «ou bien… ou bien» auquel voulait le réduire Kassile. Page 146 ligne 4 une coquille de syntaxe. Page 147 on apprend une chose étonnante : que le mot «amitié» n’existe pas vraiment en japonais ! L’eusses-tu cru ? Tant de films japonais reposent sur une belle amitié ! C’est un problème au carrefour de la philologie, de la sociologie, et de la psychologie individuelle ou collective qu’il faudrait éclaircir en détails un jour : qui nous écrira un traité sur la «Philia» japonaise analogue au beau livre qu’avait écrit Jean-Claude Fraisse en 1974, publié chez Vrin ?

D12 – Hidetaka Ishida (Tokyo)
Ce philosophe est de toute évidence un disciple de Hegel, de Heidegger et de Karl Jaspers et son entretien est remarquable. Sur l’impersonnalité possible de la pensée pure, sur la possibilité d’un idéalisme absolu, sur le cheminement original de la phénoménologie – Heidegger n’est pas cité page 169 alors que le cheminement de Sein und Zeit est exactement restitué – on trouve de belles choses. La page 167 est l’occasion d’une définition scandaleuse et ignoble de N.S.J.C. par Kassile. Le Christ y est qualifié d’homme «probablement assez simple d’esprit et délirant». On aura tout lu décidément ! Ishida a le mérite, dans ces conditions, de refuser la proposition d’Istrienne de remplacer le calendrier universel catholique par son calendrier athée et scientiste ou humaniste, selon ce qu’on en pensera. Kassile nous déçoit ici car il a parfois le sens comtien de l’Humanité. Mais peut-être nous faisons-nous des illusions sur lui ?

D13 – Matsuba Soichi (Kyoto)
Il se définit comme un relativiste qui n’est pas nihiliste. Il connaît parfaitement l’histoire de la pensée occidentale, y compris certains problèmes de logique mathématique. Il s’inquiète de la permanence au Japon de l’impérialisme, au sens où selon lui Kitaro Nishida (1870-1945) – fondateur, nous apprend Kassile, de la passionnante «École de Kyoto» – pourrait être qualifié de fondateur philosophique de cet impérialisme japonais. Il ne croit cependant pas au progrès ni à l’universalisme, une constante japonaise d’ailleurs que cette incrédulité envers ces deux éléments mentaux si français ! Il est anti-marxiste – une constante encore, observée chez tous ceux qui parlent du marxisme dans ce livre. Sa position est claire, simple, mais il avoue qu’il est fatigué et l’entretien tourne court. Certains éléments de la pensée de Soichi nous ont semblé intéressants (que le monde des valeurs se définisse automatiquement en laissant les valeurs se concurrencer entre elles : idée toute schelerienne) et d’autres nous ont laissés nettement plus froids (pourquoi critiquer ou s’inquiéter de l’impérialisme puisque cet impérialisme définit le Japon comme nation-ayant-un-empereur : autant renoncer à soi-même, alors…).

D14 – Osamu Nishitani (Tokyo)
Complément intéressant à ce que disait déjà Nishitani dans D2. Certaines idées sont historiquement curieuses (Jésus serait un médecin au sens où Nietzsche parlait du philosophe comme médecin de la civilisation) et une bizarre coquille apparaît page 183 («…les juifs se prient comme abandonnés…») mais certaines autres remarques sont passionnantes par leur étrange altérité : refus de la dichotomie sujet-objet, inutilité de l’idée D’Istrienne d’une pensée permettant d’augmenter la liberté, etc.

D15 – Gozo Yoshimazu (Tokyo)
«Et me voilà, homme étrange qui exprime des choses, en utilisant diverses formes d’expression…»
Yoshimazu a un point commun avec bien des Japonais connus en France : une enfance sous les bombes. Le cinéaste Shuji Terayama aussi avait, comme on sait, de tels souvenirs d’enfance. Yoshimazu est un poète, et un artiste. Lecteur de littérature française (il aime Gérard de Nerval et Marcel Proust), de poésie chinoise, de Lord Byron. Incroyable tout de même : qui a lu, ici à Paris, Lord Byron ? Quelle belle culture ! Nous l’en félicitons chaleureusement. Amateur de cinéma expérimental : il cite Jonas Mekas. P. 192, sa propre explication de son inspiration a quelque chose de profondément héraclitéen. Le premier paragraphe de la p. 194 permettra au lecteur cinéphile de comprendre pourquoi le plan-symbole de la société japonaise de distribution cinématographique Toei est si beau : une mer sauvage qui vient se fracasser contre des récifs, filmée en ToeiScope-couleurs la plupart du temps ! La page finale contient une belle description d’une petite scène poétique entre Yoshimazu et une petite fille qui lui parle à l’oreille : l’enfant et l’adolescent sont, il est vrai, les destinataires premiers de toute poésie, de toute activité poétique. Quel plus bel hommage rendre à un poète que de le montrer parler à un enfant ? Quel charmant tableau, si proche de nous et de notre tradition poétique !

D16 – Masaru Yoneyama (Nagoya)
Il est le seul penseur issu de cette ville. Entretien bref mais intéressant : Yoneyama est un admirateur de Descartes et de Leibniz : c’est incompatible mais il a une raison pour les aimer tous les deux. Elle n’est pas fantastique mais enfin, pourquoi pas ? C’est un dénominateur commun d’être scientifique lorsqu’on est philosophe au XVIIe siècle. Yoneyama aime particulièrement deux penseurs : Leibniz et Kitaro Nishida, déjà cité supra. Curieuse alliance : suggestive… étonnante ! Aux pages 202-203, un moment comique : Yoneyama avoue n’avoir pas compris la première question de Kassile : Kassile la repose d’une manière encore plus obscure et compliquée – citant Spinoza et Wittgenstein, deux de ses Dieux lares – et Yoneyama y répond… de justesse !

D17 – Kiyokazu Washida (Osaka)
De même que l’interlocuteur précédent était le seul représentant de sa cité, Washida est le seul penseur issu d’Osaka qui soit interrogé dans ce livre. Le lecteur français est en terrain connu, pourtant, puisque Washida a été formé par la phénoménologie allemande, lui aussi. Ce qu’il dit de la propriété, du temps, de la mode, est familier à ceux qui ont lu Barthes ou Heidegger. Plus intéressant est son admiration pour Pascal, qui tranche avec le reste et le détermine comme profond. Les Japonais allient, d’une manière pour nous étrange, des penseurs si divers ! C’est une de leurs caractéristiques : elle éclaire d’une lumière transversale tout ce volume.

D18 – Atsushi Fukui(train Tokyo-Hiroshima puis Tokyo)
Le professeur Fukuia un idéal d’intellection qui est l’inverse de celui deTakaaki Yoshimoto. Celui-ci exigeait qu’à chaque mot correspondît une image ou une représentation, celui-là exige qu’une pensée pure parvienne à se passer d’une telle correspondance d’essence, selon lui, corporelle. Leur idéal axiologique n’est cependant pas sans rapport, paradoxalement pour un Occidental qui a l’habitude que la théorie de la connaissance détermine la métaphysique, depuis Immanuel Kant. On peut pourtant renverser la détermination : la preuve par le Japon, hic et nunc. Fukuis’intéresse à la recherche de l’infini, nullement à la politique. Il résiste à Kassile en beauté : Kassile ne parvient pas à entamer ce bloc de granit pur que ce philosophe rigoureux, qui a compris un aspect important du XVIIe siècle et n’est parfois nullement éloigné d’un penseur antique comme Plotin. C’est l’un des entretiens les plus riches pour qui dispose d’une culture authentiquement philosophique.

D19 – Chihiro Minato (Tokyo)
La page 234 de son entretien évoque des sujets qui ne sont pas inconnus de ceux qui ont lu la Disputatio sur l’eschatologie et la sauvegarde de l’humanité, en ligne sur le site du Stalker, disputatio initiée par votre serviteur au lendemain de la catastrophe asiatique. Minato soutient à la page suivante certaines thèses sur le lieu qui demanderaient une discussion serrée et la relecture, notamment, de la thèse latine d’Henri Bergson, Quid Aristoteles de loco senserit [L’Idée de lieu chez Aristote] traduite en français par Robert Mossé-Bastide in Les Études Bergsoniennes, vol. II (éd. P.U.F., 1949, pp. 27-110), puis repris dans les Mélanges de Bergson, chez le même éditeur. Lui aussi nie l’idée de progrès : son exemple de l’art Jomon est intéressant. Page 239, Kassile pose un problème bien connu : «… en matière de pensée, on ne peut absolument pas dire que Hegel ou Schopenhauer pensaient plus profondément que Platon ou Épicure…». C’est tout le problème de la philosophie de l’histoire de la philosophie ! On ne va pas en discuter avec Kassile ici. Page 240, Kassile se déclare contre le régime parlementaire et le vote : il nous devient brusquement sympathique, ce garçon ! Nous plaisantons, bien sûr… car nous soupçonnons les raisons istriennes de ne pas être les nôtres. Dans l’absolu, ce n’est pas très grave puisque les ennemis de nos ennemis sont nos amis.

D20 – Hisaki Matsuura (Tokyo)
C’est un des entretiens les plus savoureux. Ce professeur de littérature française, et lui-même écrivain cultivé et éclectique, rembarre en beauté Kassile lorsque ce dernier lui demande, par une chaude journée d’été, de se définir comme un «travailleur de la pensée». On a l’impression en lisant certaines remarques de Kassile, de lire du Lénine, plutôt que du Victor Hugo (Les Travailleurs de la mer !) et la réaction de Matsuura nous a ravis. Ne soyons pas trop méchant avec Kassile cependant car il se rachète en citant une très belle phrase d’Héraclite – on ne se trompe jamais en citant Héraclite, c’est une qualité éminemment pré-socratique – sur l’élitisme du meilleur. Ces combats amorcés laissent froid Matsuura qui s’intéresse d’abord à la révélation esthétique de la beauté, et n’aime Roland Barthes que pour son style, en quoi nous lui donnons absolument raison. La véritable élite est toujours modeste et Matsuura est modeste : une modestie qui vaut bien des génies. Matsuura dit aussi et nous le signalons avec plaisir, admirer Gozo Yoshimazu.

D21 – Shigeru Taga (Kyoto)
Grâce à une intéressante jeune femme nommée Naoko Tamura dont on aurait aimé avoir une image car le portrait dressé nous le faisait désirer, Kassile rencontre à Kyoto le philosophe Taga qui s’intéresse à la sociologie et à l’anthropologie du sacré, des institutions, de la culture. L’entretien est d’une belle ampleur. C’est un des plus riches du livre. On discerne parfois un certain panthéisme hérité de Goethe et de Hegel (p. 268 où Lévi-Strauss est cité deux fois, une fois avec la bonne orthographe Lévi-Strauss, une fois avec la mauvaise Lévy-Strauss). Page 270, Kassile semble méconnaître la distinction cartésienne entre la volonté et l’entendement. On lui rappelle que c’est la volonté qui est infinie, pas l’entendement. À la page 271, Taga est aristotélicien et a raison de l’être. Page suivante, Kassile soulève l’objection de la pierre, à laquelle je pensais aussi. La pierre est un individu mais cet individu pense-t-il ? C’est ici qu’il faudrait relire Roger Caillois. Aux pages 274 et 275, question habituelle sur le progrès où Kassile cite enfin Comte, Condorcet et même Hegel (c’est un jour faste) mais la réponse est prévisible : c’est une notion occidentale ! Cependant, Taga n’est «pas contre». Enfin un appel à se débarrasser du capitalisme est doublé d’une comparaison avec la manière dont Nietzsche a «aidé» l’Occident à se débarrasser du… christianisme. Et d’une confirmation concernant l’incapacité du marxisme à résoudre le problème. On le voit, tout cela est très hétérogène et guère rigoureux mais toujours assez riche.

D22 – Kazushige Shingu (Kyoto)
Dernier entretien du livre, tenu dans cette ville qui fut la résidence impériale jusqu’en 1868, avec un médecin psychanalyste et lecteur de Karl Jaspers. Sur une possible étude de psychanalyse appliquée à Descartes et à son oeuvre, bien trop rapidement évoquée par Shingu et Kassile, nous leur signalons à tous deux une étude définitive qu’ils ne semblent connaître ni l’un ni l’autre. Nous voulons bien sûr parler de celle du Dr. Francis Pasche, in Le Sens de la psychanalyse, §5 Métaphysique et inconscient (éd. P.U.F., coll. Le Fil rouge, 1988). Le texte composant ce paragraphe 5 était initialement paru dans la Revue Française de Psychanalyse (éd. P.U.F., 1981).

PS : Puisque le hasard nous a donné l’heureuse occasion de conclure en citant notre Francis Pasche, profitons-en pour ajouter quelque chose qui nous tient à cœur depuis sa mort en 1996. Une édition critique des œuvres complètes de Pasche, ancien Président de la Société Psychanalytique de Paris de 1960 à 1964, se fait attendre. Nous ne perdons pas espoir de la voir un jour se réaliser, de notre vivant ou après notre propre mort, peu importe : nous ne sommes pas narcissiques. L’essentiel serait qu’elle paraisse. Nous voulons donc ici préciser que certaines études, pour le moment pas rééditées, comme La Passion de la violence (paru in Les Temps Modernes n°8, Paris 1er mai 1946), La Sublimation (Les Temps Modernes n°29, février 1948), Le Psychanalyste sans magie (Les Temps modernes n°50, décembre 1949 qui répondait à un article de Claude Lévi-Strauss, Le Sorcier et sa magie, lui-même paru dans Les Temps Modernes de mars 1949) sans oublier l’admirable enquête Cent cinquante biographies de tuberculeux pulmonaires (L’Évolution psychiatrique n°IV, année 1951) devraient y trouver place. Nous affirmons en outre que la destination naturelle d’articles comme Métaphysique et inconscient est d’être intégrés dans un volume qui serait spécialement dédié au rassemblement de ses plus belles études de psychanalyse appliquée à l’histoire de la philosophie. Un tel volume qu’on pourrait intituler tout naturellement Études psychanalytiques d’histoire de la philosophie devrait rassembler des textes pour l’instant éparpillés entre les trois recueils déjà parus : À partir de Freud (éd. Payot, coll. Science de l’homme, 1969; ce volume fondamental est scandaleusement épuisé), le livre de 1988, cité supra et Le Passé recomposé – Pensées, mythes, praxis (éd. posthume P.U.F., coll. Le Fil rouge, préface de Didier Anzieu, 1999). On le voit, bien du travail reste à faire.
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22 février 2010 1 22 /02 /février /2010 17:54

Un maçon franc


Un maçon franc
L'écrivain, journaliste, homme de radio et de télévision Christophe Bourseiller affiche un air qu'il veut terriblement sérieux en 4e de couverture de son livre Un maçon franc. Ce qui étonnera toujours ceux qui se souviennent de lui comme du petit "Lucien" de Un éléphant ça trompe énormément ! Sa carrière à l'écran ne s'est pas arrêtée là et elle n'a pas empêché Bourseiller de se faire connaître comme journaliste, notamment à travers ses enquêtes sur les extrémismes et autres groupes à la marge.

Le récit d'un échec

Christophe Bourseiller est aussi Franc-Maçon. Avec Un maçon franc, il livre le récit secret de sa quinzaine d'années de Franc-Maçonnerie. Un livre à ne pas mettre entre toutes les mains ? Sans doute puisque l'auteur fait part de son vécu lors de l'Initiation ou, par exemple, à l'élévation à la Maîtrise, informations que l'on conseille de ne jamais lire avant ces cérémonies. Par ailleurs, s'il se défend d'avoir rédigé un plaidoyer pro domo, Bourseiller offre une certaine vision parfois pessimiste de la Franc-Maçonnerie qui va davantage susciter la réflexion des Maîtres Maçons. Comme il l'écrit, ce livre est le récit de l'échec d'une initiation. J'ai sans cesse avancé sur un fil invisible, tendu au mulieu du vide. Il m'est arrivé de perdre l'équilibre. J'ai vécu simultanément le dégoût, l'ennui, la rage, le plaisir, l'étincelle et l'étonnement.

Pour parler sans langue de bois, j'ai été touché par la sensibilité de l'auteur. Les lecteurs Maçons avertis y trouveront sans doute un écho à certaines de leurs préoccupations.

Bourseiller se raconte. Il ne cache pas ses angoisses. C'est alors qu'il peine à (se) trouver qu'il entre en Maçonnerie. Il est initié en 1984 dans une Loge de la Grande Loge Nationale Française. Il ignore tout des obédiences et de leurs interminables chamailleries.

Dans une Loge "brune"

Il trace les traits de quelques membres de sa Loge avec ses Tenues et ses Agapes rituelliques dans des salles privées de restaurants. Plus tard, il dfécouvrira qu'il a atterri dans un secteur contaminé, au sein d'une incontestable dissidence brune, à savoir une Loge où certains portent au pinacle l'oeuvre de Julius Evola. Ces évolistes s'opposant par ailleurs aux guénoniens. Selon Bourseiller, il n'est rien de commun entre Guénon et Evola. Le théoricien italien prône l'éradication de la franc-maçonnerie et son remplacement par un nouvel ordre, débarrassé des influences juives, quand Guénon réaffirme le primat de la voie maçonnique. Les deux penseurs s'accordent toutefois sur un constat qui me laisse songeur. A savoir leurs critiques à l'égard de la démocratie. Et Bourseiller constate que la loge entière laisse transparaître une troublante haine de la démocratie. Selon les frères de l'atelier, le Rite écossais ancien et accepté constitue une réponse organisée à la subversion démocratique.

Bourseiller a apparemment eu l'espoir de renverser la vapeur mais, en 1990, il abandonne la GLNF et rejoins ensuite la Grande Loge de France. Il démissionnera en 2000 de la GLDF à laquelle, comme il le dit, il n'a pourtant rien à reprocher et ne formulant aucun désaccord idéologique. Il se posera cependant des questions sur l'écossisme dont la quête lui paraît prétentieuse (nous n'en dirons pas plus ici).


Lundi 22 Février 2010

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21 février 2010 7 21 /02 /février /2010 12:23

MARTIN HEIDEGGER, 1947

 

L'expérience de la pensée

 

 

 

 

 

 

Voie et balance,
passerelle et verbe
s'unissent dans une même progression.

Avance, et supporte
l'échec et la question,
fidèle à ton unique sentier.

 

*

 


Quand, dans le silence de l'aube, le ciel peu à peu s'éclaire au-dessus des montagnes...

 


*

 

L'assombrissement du monde n'atteint jamais la lumière de l'Etre.

Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l'Etre. L'homme est un poème que l'Etre a commencé.

Marcher vers une étoile, rien d'autre.

Penser, c'est se limiter à une unique idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde.

 


*

 

Quand, devant la fenêtre de la maisonnette, la girouette chante dans l'orage qui monte...

 


*

 

Si le courage de la pensée vient d'un appel de l'Etre, ce qui nous est dispensé trouve alors son langage.

Dès que nous avons la chose devant les yeux et que notre cœur est aux écoutes, tendu vers le verbe, la pensée réussit.

Peu d'hommes sont suffisamment entraînés à distinguer un objet savant d'une chose pensée.

La cause de la pensée serait meilleure, si déjà s'y rencontraient des tenants de vues opposées, et non de simples adversaires.

 


*

 

Quand, dans un ciel de pluie déchiré, un rayon de soleil passe tout à coup sur les prairies sombres...

 


*

 

Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous.

C'est alors l'heure marquée pour le dialogue.

Il rassérène et dispose à la méditation en commun. Celle-ci n'accuse pas les oppositions, pas plus qu'elle ne tolère les approbations accommodantes. La pensée demeure exposée au vent de la chose.

Dans de tels échanges, certains peut-être s'affirmeront comme des compagnons dans le métier de la pensée. Afin qu'un jour, sans qu'on ait pu le prévoir, l'un d'eux se révèle un maître.

 


*

 

Quand, aux premiers beaux jours, des narcisses isolés fleurissent, perdus dans la prairie, et que sous l'érable la rose des Alpes sourit...

 


*

 

Magnificence de ce qui est simple.

Seule la forme conserve la vision.
Mais la forme est œuvre de poète.

Quel homme, aussi longtemps qu'il fuit la tristesse, pourrait être jamais touché par un souffle vivifiant ?

La douleur dispense sa force de guérison, là où celle-ci est le moins soupçonnée.

 


*

 

Quand le vent, changeant tout d'un coup, gronde dans les combles de la maisonnette et que le temps veut se gâter...

 


*

 

Trois dangers menacent la pensée.

Le bon et salutaire danger est le voisinage du poète qui chante.

Le danger qui a le plus de malignité et de mordant est la pensée elle-même. Il faut qu'elle pense contre elle-même, ce qu'elle ne peut que rarement.

Le mauvais danger, le danger confus, est la production philosophique.

 


*

 

Lorsque en été le papillon s'arrête sur une fleur et, les ailes fermées, se balance avec elle au vent de la prairie...

 


*

 

Tout courage qui remplit le coeur est la réponse à une touche de l'Etre qui rassemble notre pensée et l'unit au jeu du monde.

Dans la pensée toute chose devient solitaire et lente.

Dans la patience mûrit la grandeur.

Qui pense grandement, il lui faut se tromper grandement.

 


*

 

Quand le torrent, dans le silence des nuits, raconte ses chutes sur les blocs de rocher...

 


*

 

Ce qu'il y a de plus ancien parmi les choses anciennes nous suit dans notre pensée et pourtant vient à notre rencontre.

C'est pourquoi la pensée s'attache à la venue de ce qui était et pourquoi elle est commémoration.

Etre ancien veut dire : s'arrêter à temps, là où l'idée unique d'une voie de pensée a trouvé sa place et s'y est logée.

Nous pouvons risquer le pas qui ramène de la philosophie à la pensée de l'Etre, dès lors qu'à l'origine de la pensée nous respirons un air natal.

 


*

 

Quand, par les nuits d'hiver, les tourments de neige secouent la maisonnette et qu'au matin le paysage est recueilli sous la neige...

 


*

 

Le dire de la pensée n'arriverait à s'apaiser et ne retrouverait son être que s'il devenait impuissant à dire ce qui doit rester au-delà de la parole.

Une telle impuissance conduirait la pensée devant la chose.

Ce que l'on énonce en mots n'est jamais, ni dans aucun langage, ce que l'on dit.

Qu'une pensée brusquement soit, qui, parmi ceux qui s'en étonnent, voudrait sonder cette profondeur ?

 

 

*

 

Quand, sur les pentes de la haute vallée que les troupeaux parcourent lentement, les cloches des bêtes n'arrêtent pas de sonner...

 


*

 

Ce caractère de la pensée, qu'elle est œuvre de poète, est encore voilé.

Là où il se laisse voir, il est tenu longtemps pour l'utopie d'un esprit à demi poétique.

Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l'Etre.

A celui-ci elle dit le lieu où il se déploie.

 


*

 

Quand le soleil du soir, débouchant quelque part dans la forêt, revêt les fûts...

 


*

 

Chanter et penser sont les deux troncs voisins de l'acte poétique.

Ils naissent de l'Etre et s'élèvent jusqu'à sa vérité.

Leur relation nous donne à méditer ce qu'Hölderlin chante des arbres de la forêt :

" Et les fûts voisins, tout le temps qu'ils sont debout, demeurent inconnus l'un à l'autre. "

 


*

 

Les forêts s'étendent
Les torrents s'élancent
Les rochers durent
La pluie ruisselle.

Les campagnes sont en attente
Les sources jaillissent
Les vents remplissent l'espace
La pensée heureuse trouve sa voie.




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21 février 2010 7 21 /02 /février /2010 11:19
Pensée du jour …
Posted by Lamech 21 février, 2010

imagesLe fils :
- « Papa… Est-ce si difficile que cela de répondre à mes questions ?
Le père :
- « Oui ! Parce-que la vie et l’univers sont ainsi faits, que les réponses font souffrir ceux qui ne les reçoivent pas, et rendent malheureux ceux qui ne peuvent les donner, de même que celles que l’on reçoit de ceux auxquels on les demande, n’offrent qu’une satisfaction relative et éphémère… »
Le fils :
- « Pourquoi ? »
Le père :
- « Parce-que fiston, parce-que l’élève possède l’avenir dont le professeur ne dispose plus ; et que le professeur est entravé par un passé et une expérience que l’élève n’est pas à même de comprendre… C’est tout ! »
Le fils :
- « Alors comment faire ? »
Le père attire doucement son fils contre lui, l’étreint, et lui dit :
- « Ecoute mon cœur…

Michel Louis Léonard
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20 février 2010 6 20 /02 /février /2010 11:56
La vie n'est pas un endroit particulier ou une destination - La vie est un chemin .

Thich Nath Hanh
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20 février 2010 6 20 /02 /février /2010 11:28

Pensée du 19 février 10

19 février 2010

« La pensée est l’engagement par et pour la vérité de l’Etre, cet Etre dont l’histoire n’est jamais révolue, mais toujours en attente. L’histoire de l’Etre supporte et détermine toute condition et situation historique humaine. »

Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme

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GRILLE DE LECTURE

Le nouvel humanisme que Martin Heidegger appelle de tous ses vœux est-il un humanisme de l’Etre ? Point n’est besoin de tenter de le contester. Que serait la philosophie sans l’Etre ? Qu’est-ce qui serait sans le prédicat « est » ? Rien. Pas même l’histoire, le récit des évènements ayant-été. L’histoire de l’Etre n’est pas passée, c’est un ayant-été qui s’actualise au présent sur l’horizon du devoir-être encore. L’Etre devance l’histoire pour faire être l’histoire. L’histoire de l’Etre est encore celle de la condition historique de l’homme. L’Etre engage l’homme dans le discours pour l’élucidation de sa situation historique.

Comment l’histoire de l’Etre pourrait-elle être révolue tant que l’homme dure (Bergson), tant qu’il persévère dans l’être (Spinoza) ? Comment la philosophie se passerait-elle de l’Etre si c’est l’Etre qui jette l’homme dans la pensée ? Ecoutons la voix prophétique et jamais révolue d’Aristote : en vérité, l’objet éternel de toutes nos recherches présentes et passées, l’objet constant de notre embarras, c’est la question qu’est-ce que l’Etre ? Quel que soit le dessein de chaque philosophie, penser, c’est rendre hommage à Aristote, à Platon, à Hegel, c’est renvoyer à la plus ancienne des questions de la philosophie. C’est ce qui fait dire à Ricœur, disciple éminent de Heidegger, que dire ce qui vient à l’être et ce qui a à être, ce qui doit être et ce qui ne devrait pas être, c’est toujours cligner l’œil du côté de l’être tout en parlant d’autre chose que lui.

Tenons le pour dit, l’humanisme de l’Etre heideggérien est un humanisme d’une double historicité corrélative l’une à l’autre : celle de la condition historique du sujet du discours philosophique et celle du questionnement historique sur la vérité de l’Etre. Cela revient au même : l’Etre questionné est l’Etre de l’homme, c’est pourquoi nous parlons d’humanisme. Selon le dessein de Heidegger, le philosophe doit se libérer de l’interprétation technique de la pensée. La pensée est revendiquée par l’Etre pour dire la vérité de l’Etre. Elle doit opérer un retour sur elle-même pour redonner un sens à l’humanisme. La philosophie est la pensée de l’Etre en tant qu’advenue par l’Etre, elle est encore pensée de l’Etre en tant qu’appartenant à l’Etre.

Emmanuel AVONYO, op

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