Le Caravage, Narcisse, 1598-9, Galleria Nazionale d'Arte Antica, Rome.
«Un excès de réflexion rend malheureux ou mystique. Finalement, Wittgenstein était un mystique, comme Kafka. Sauf qu’il
travaillait avec un autre matériau : la logique. Il lui a fallu détruire des mondes jusqu’à ce que sous les ruines scintille soudain sa foi, comme une pierre précieuse.»
Imre Kertész, Un autre (Actes Sud, 2002), p. 26.
Sur le site de Stéphane Zagdanski,
Paroles des jours, un texte de Gérard Guest est mis en ligne, intitulé
Le chemin
de pensée de Ludwig Wittgenstein.
Dans la note liminaire de ce texte, l'auteur, en qui nous pourrions raisonnablement voir un des disciples de langue française les plus zélés de Martin Heidegger et un théoricien du
dernier dieu annoncé par le grand philosophe, est un esprit affiné, peut-être même affûté, qui a coutume de vivre sur les plus hauts sommets philosophiques où son organisme
hors-norme se nourrit, en même temps que d'inaccessibles pensées aussi éthérées que des fils-de-la-Vierge, d'une atmosphère fort ténue, Gérard Guest donc ne craint pas, dans son petit texte
de présentation à sa grande pensée, de jeter une délicate mais vibrionnante sonde dans ce qu'il nomme un de ces vilains «blogs» «périssables» à la mode du «café du commerce» où «s'écoulent
les «humeurs» éphémères de ce temps de ressentiment» qui doit être je le suppose le nôtre, où il relève une étrange phrase, qu'il trouve «jolie».
Elle l'est : «Stérile comme une phrase de Gérard Guest sur Wittgenstein.» Je crois bien en être l'auteur ma foi, même si je n'ai pas retrouvé la trace de cette phrase (déposée, il me semble,
sur quelque note du blog de Léo Scheer) qui va peut-être se transformer en sentence voire en proverbe, ce qui fait que je dois être, en conséquence, celui que Gérard Guest, qui est un homme
prudent comme le sont tous les universitaires d'intelligence stratosphérique, nomme cet «esprit agité autant qu'essentiellement soucieux du brillant de sa propre intransigeance de «passeur»
littéraire». «Esprit», «agitation», «souci», «brillant», «intransigeance» qui m'est ou me serait, soyons prudents, consubstantielle, «passeur», que de beaux termes tout de même, choisis avec
une précision d'anatomiste suisse, par ce Zénon moderne qui, en guise de flèche impossible, écrit des livres qui n'avancent point et se mordent la queue.
Merci, Gérard, pour ces mots.
Pour conforter ce «souci» de lecture, Gérard Guest m'avait d'ailleurs adressé quelques courriels où il ne tarissait pas d'éloges (mais aussi de quelques menues critiques, jamais vraiment
explicitées) sur ma
Littérature à contre-nuit, un
beau livre en effet, agité et brillant, intransigeant aussi, c'est ce trait je crois qui a dû plaire à notre penseur.
Vraiment, quel homme de plus fin goût littéraire que Gérard Guest ? Derechef : merci, mon cher Gérard. La communauté, après tout plus clairsemée qu'on ne le pense, du bon goût, m'autorise,
vous me la permettrez je l'espère, cette amicale familiarité à votre égard.
Que pourriez-vous être d'autre que mon plus fidèle ami, vous qui avez su si bien relever, dans vos courriels, quelques-unes seulement des qualités de ce livre que, par modestie, je ne
trahirais point dans ce lieu public ?
Mais passons et, si vous me le permettez, revenons à votre propre prose.
Drôle de texte tout de même que celui que vous avez écrit, Gérard Guest, censé présenter un livre, le vôtre (
Wittgenstein et la question du Livre) à la triste destinée comme vous
nous l'expliquez, que vous m'envoyâtes avec une fort «jolie» dédicace d'une bonne quarantaine de lignes précieuses et flasques.
Drôle de texte que je ne m'aventurerai pas à commenter quant à son sujet (Ludwig Wittgenstein, si j'ai bien compris) puisque je n'ai aucune compétence philosophique particulière à faire
valoir et que le milieu des spécialistes de Wittgenstein est, paraît-il, en France, aussi dangereux que peut l'être une promenade nocturne avinée, accompagné de trois femmes de petite vertu,
dans les venelles torves de
Ciudad Juárez.
Du reste, n'étant pas aussi doué que
Lise-Marie Jaillant, je
suis parfaitement incapable d'écrire une seule ligne sur un livre que je n'ai pas terminé de lire, même si me brûlait l'envie d'en dire les pires défauts.
La forme de votre note, elle, est pour le moins curieuse : pourquoi donc avoir mis tant de mots entre guillemets si ce n'est parce qu'ils ont dû répugner au palais délicat de celui qui,
indirectement (oui, notre homme a des prétentions au
beau style), se donne du
sage ? Connaissez-vous, d'ailleurs, un sage qui, d'un revers de sa fine main de
professeur, balaie les poussières au stochastique mouvement brownien ayant osé s'accumuler,
comme si elles l'avaient fait exprès bon sang, sur la couverture immaculée de son ouvrage
(page 3 du document PDF, où je lis : «Bref : l'ouvrage n'était manifestement pas fait pour plaire à tout le monde – Mais passons») pour faire ensuite la menue collection de ces irritantes
saletés, déchets de la taille du micron mais qu'importe, blessants pour le regard habitué à la contemplation de la Voie Lactée des Idées, pour non seulement dûment classifier ces
microscopiques répugnances mais pour s'abaisser jusqu'à citer, sans le nommer, la jolie phrase d'un... quelle horreur !... d'un... quoi ? d'un, retenez votre respiration je vous prie : d'un
«blogueur» (qui, soi-dit en passant, a publié plus de livres que notre si modeste auteur, et dont aucun n'a fini au pilon) ?
Pourquoi donc user de ce procédé pour le moins si peu raffiné, cher Gérard Guest, si ce n'est encore pour accentuer, avec un savoir-faire proprement indigne d'une bas-bleue courtisant son
professeur de
rewritting, la charge volontairement ironique de certains de ces termes choisis avec une patience d'entomologiste bouddhiste ? Cette ridicule manie des guillemets,
comme d'autres, du moins de véritables écrivains tels que Joris-Karl Huysmans, avaient la manie de l'adverbe paraît-il, nous renseigne donc suffisamment sur notre auteur, «Gérard Guest» et
son talent d'écrivain, à peu près inexistant je le crains.
Ou peut-être, seulement, de l'ordre de l'infiniment petit ? Cher Gérard, rassurez-vous, car, dans ce cas d'espèce, je puis vous assurer que la Zone n'est pas moins puissante que le
LHC et les énergies qu'elle parvient à produire, de l'ordre de 15 TeV (téraélectron-volts), nous garantissent la
découverte, enfin enregistrée sur ses très sensibles plaques, de la mythique particule : le boson de Higgs ! Il ne sera point dit que, grâce à celle-ci, nous ne parvenions pas à réunir, en
une seule fantasmatique décharge quadripartite, Philippe Sollers, Gérard Guest, François Meyronnis et Yannick Haenel, soit, sauf erreur de ma part, la si fameuse et mystérieuse
matière
obscure composant l'univers intellectuel parisien et peut-être même français, saint Graal de tout astrophysicien qui se respecte.
Vous voyez que, grâce à ma sensibilité, extrême je vous le répète, inhumaine à vrai dire, à la plus infinitésimale trace de talent littéraire, vous ne risquez rien cher Gérard Guest, surtout
pas de passer inaperçu de mes capteurs.
Finalement, de Guest, cet infatigable premier de cordée métaphysique qui se propose de dresser la carte d'une
topologie retorse de l'Être (je condense deux expressions en une seule,
utilisées par l'auteur dans un de ses courriels), je ne parviens jamais à lire que quelques pages, à la différence de Renaud Camus qui paraît avoir fait son miel, Guest s'en délecte comme un
bourdon enivré, de son essai sur Wittgenstein. Merveilleusement toutefois et je le remercie pour cette insigne délicatesse, Gérard Guest a condensé pour moi tous les sucs de son écriture dans
sa note liminaire, qui nous présente la maigre roue, faussement versicolore, toujours la même depuis l'aube de l'histoire, du paon : prudence (qu'il illustra lorsqu'il me demanda de
supprimer, sur
une de mes notes publiées sur
Stalker, un signe
aimable que je lui adressai), petites salutations discrètes aux intercesseurs, le divin Philippe Sollers et les esprits frères (1), ceux, on l'aura compris, qui ont été les seuls à savoir
lire, allusivité, furtivité même, tellement pratiques lorsqu'il s'agit de ne point nommer précisément un adversaire, auquel bien sûr il ne reconnaît même pas cette dimension d'adversaire,
fausse humilité qui est le signe d'une délirante boursouflure de la prétention, petites piques se voulant assassines et qui ne feraient pas zigzaguer un moucheron nouveau-né dans son vol
déterminé, style eunuque en résumé où le mal, l'adversaire, non, l'
ennemi (pourquoi pas ?; mais le mot est bien trop puissant et surtout compromettant pour que Guest l'utilise) ne
sont jamais indiqués clairement.
Je ne suis point philosophe, ni même penseur, encore moins professeur de philosophie.
Nul ne peut me tenir rigueur de mon absence de clarté, de ma peine au déroulé argumentatif, de ma gêne devant la concaténation parfaitement huilée. Ce cher
Jean-Noël Dumont, déjà, en classe de khâgne (mais
auparavant en hypokhâgne et même en terminale), s'en arrachait les cheveux, nommant d'un seul mot abject mon épouvantable damnation : Asensio, vous êtes un...
littéraire.
Or, j'ai du moins appris cela durant mes trop courtes années de modeste apprentissage de la philosophie, la clarté, la claire désignation, par un mot plutôt qu'un autre, de la réalité qu'il
faut analyser, est l'alliée, que dis-je, la souveraine protectrice du concept, par lequel, cher Gérard Guest, vous dépiautez la pensée de vos maîtres.
Dois-je donc déduire, de cette modeste et littéraire conclusion, que votre note liminaire non seulement n'évoque aucun concept mais qu'elle ne limine rien du tout ?
Je pourrais, si j'étais perfide, m'attarder, avec scalpel et éprouvette, sur le sens chimérique de telle de vos jolies phrases, que je ne résiste point au plaisir de citer : «stérilité
prétendue d'un style ou d'un ouvrage [qui] demeure strictement relative à la nature de la graine de semence que le lecteur est en état d'y apporter»
mais passons, comme vous
dites.
Me permettez-vous un conseil, d'ordre purement littéraire ? Oui ? Votre gentillesse vous honore : lisez ou relisez l'irascible TOUT Julien Benda (en commençant peut-être par
La France
byzantine ou le triomphe de la littérature pure), un auteur injustement méconnu ayant écrit sur Paul Valéry cette phrase assassine, que vous méditerez je le crois utilement : «Les propos
de Valéry, que je rencontrai à la ville plus souvent qu’à la revue, présentaient ce double aspect de la fusée d’artifice : l’étonnant du départ et la chute immédiate, l’impuissance à se
soutenir» (2).
Je me souviens, aussi (voyez mon incapacité à concaténer fièrement), je me souviens d'une discussion fort agréable avec un ami, dont la particularité, inavouable ou presque, fut d'être en
classe préparatoire un de vos élèves, cher Gérard Guest : nous discutâmes de vous et de l'alpha et oméga de votre «pensée» lequel, bien que plus ou moins caché, perce pour qui sait à peu près
lire ou, tout simplement, vous écouter avec attention, l'esprit ailleurs, déjà baigné par la grande mer de la littérature, lui aussi, autre pauvre littéraire. Cette intention, que l'on pourra
juger viciée voire, tout simplement, ridicule, fut, est peut-être encore je ne le sais, à l'heure où j'écris ces mots, de rapprocher la figure impassible de Martin Heidegger de celle du
Christ.
Vous êtes donc, Gérard Guest, un Hercule de la pensée pour désirer accomplir ce travail.
Il y a de cela quelques années, m'ennuyant en classe préparatoire, j'ai littéralement dévoré tous les textes du mage de Todtnauberg disponibles en français, ainsi que ceux de ses plus
éminents commentateurs : j'ai eu beau lire et relire, quitte, comme le confesse George Steiner, à éprouver un mélange de fascination et de dégoût devant ce maître incontestable de la langue
(qui n'hésita point à la transformer en véritable
jargon de l'authenticité), j'ai eu beau m'acharner, jusqu'à en éprouver de violents maux de tête, à décortiquer les textes de
Heidegger, je n'y ai jamais aperçu le visage du Christ.
Puis, découvrant les analyses, à la rigueur étymologique douteuse comme je ne tarderai pas à l'apprendre, du maître sur
certains poèmes de Trakl, je laissai, d'un seul coup, Heidegger à ses phrases
de sphinx coruscant, avant même de lire la charge violente qu'Adorno lui consacra dans son célèbre ouvrage, d'en découvrir d'autres aussi, sous la plume redoutable de
Günther Anders.
Je ne suis plus jamais revenu à Heidegger, même par l'entremise de Jünger, que je lis sans relâche depuis des années, sans doute parce que son si monstrueux génie manque d'une qualité qui ne
fait même pas défaut, quoi qu'en pense Wittgenstein, à Shakespeare, cet autre magnifique démon de la langue. Cette qualité, je vous laisse en deviner la nature, que vous retrouverez dans la
moindre ligne d'un Bloy, d'un Péguy, d'un Bernanos ou d'un Gadenne : l'amour de la pauvreté, non pas en tant que pauvreté, ce qui serait une bizarre inclination, mais en tant que miroir
rayonnant, véritable
réelle présence du Christ.
Puisque vous aimez les jolies phrases, Gérard Guest, je vous en propose une nouvelle, peu recommandable pour les oreilles d'un universitaire se piquant de grammaire mais qui s'est bizarrement
imposée,
telle quelle, à mon oreille :
les livres de Martin Heidegger sont secs du Christ, et le R. P. Xavier Tilliette n'aura même pas eu besoin pour m'en convaincre
d'ajouter quelque apostille à son très beau
Dieu des philosophes où il développe la question de l'absence du Christ dans les livres et la pensée de Heidegger. Non, rien à faire, je
suis un homme têtu : jeune étudiant j'avais déjà
vu, si je puis dire, cette dramatique absence.
Si je n'ai jamais découvert cette trace dans les livres
barbares de Heidegger, en revanche, au bout de quelques pages à peine, j'ai bien vu la face hilare de celui qui agitait ses
grelots dans vos livres, cher Gérard Guest qui, à force de tenter d'appliquer la maxime de votre cher maître,
il est urgent de ralentir, faites du sur-place, non sans avoir pris soin
de vous immobiliser devant un bel étang à la surface bien lisse où vous pourrez commodément vous mirer : cette face, rayonnante du seul contentement qu'apporte, presque toujours, le
tripatouillage du sacré, est celle de Narcisse, dont quelque historien des idées du futur sera tout étonné de constater qu'elle est parvenue à devenir la référence intellectuelle de ce qu'il
aura peut-être lui-même appelé, sans se douter de son involontaire humour, le
meyrono-haenélisme.
Du reste, je n'ignore pas qu'une des phrases mêmes de Ludwig Wittgenstein, extraite des
Remarques mêlées (présentation par Jean-Pierre Cometti, Flammarion, coll. GF, 2002, p. 64), me
semble s'appliquer idoinement au cas qui me semble être le vôtre, cher Gérard Guest : «Il est honteux de devoir se montrer comme une outre vide, qui serait simplement gonflée par
l’esprit.»
Notes
(1) On se demande par quelle coupable faute d'inattention Gérard Guest a oublié de saluer les petits scribes pontifiants de la revue
Sprezzatura, dont l'un des animateurs, signant Alexandre Gambler, n'est autre que le fils du professeur de philosophie. Certes, il y a peut-être plus de profit, lorsque l'on
se veut un sage, à évoquer les noms de Pierre Legendre et d'
Hadrien
France-Lanord.
(2)
Exercice d’un enterré vif (Gallimard, 1946), p. 46. Cette autre me plaît tout autant, sinon plus : «Toujours est-il que cette ruée du monde moderne vers le faux penseur, son
extase devant de purs acrobates du verbe qui, du point de vue de l’idée, sont proprement le néant, m’inspire pour lui le plus profond dégoût»,
ibid., p. 35.