Au Vietnam, trente ans après la guerre, les fantômes du passé n’ont pas fini de hanter les vivants : des centaines de milliers de soldats sont morts sans sépulture, réduits ou triste destin
d’âmes errantes. Munis des registres de leur unité, Tho et Doon, deux anciens combattants vietcongs, se mettent en quête des tombes de leurs camarades, dons l’espoir de ramener leurs corps à
leurs familles. De champs de bataille oubliés en cimetières de « soldats inconnus », leur quête les ramène sur les lieux, qui ont marqué leur jeunesse et forgé leur destin, Dans un présent
parfois indifférent à cette histoire tragique, ils rencontrent une femme encore hantée : Madame Tiêp.
entretien avec Boris Lojkine L’un des étonnements, lorsque l’on découvre le film, c’est que ce film si vietnamien dans son sujet et son approche soit réalisé par un Français. D’où t’est venu ce
projet ? J’ai vécu au Vietnam en 1993-94. J’étais parti là-bzs pour enseigner la philosophie, mois je me souviens surtout d’une année extraordinaire de liberté, d’aventure. J’ai appris la langue,
j’ai beaucoup sillonné le pays. Le Vietnam s’ouvrait tout juste, tout était nouveau, excitant. Pour moi, ça a été un vrai coup de foudre. En 2001, j’ai réalisé un premier film documentaire
là-bas, Ceux qui restent, un portrait des anciens combattants vietnamiens de la guerre du Vietnam, qui montre notamment l’étrange nostalgie qui unit les anciens camarades de guerre. C’est en
faisant ce premier film que l’ai compris l’importance de la recherche des corps pour les Vietnamiens. Cette recherche concerne-t-elle beaucoup de familles au Vietnam ?
C’est difficile à chiffrer, cor il s’agit d’initiatives individuelles à travers tout le pays, mois elles se comptent de toute évidence par dizaines de milliers. C’est un « retour du refoulé » qui
s’explique facilement. À la fin de la guerre, en 1975, la priorité a été donnée à la construction d’une mémoire collective, c’est l’époque notamment où l’on a construit tous ces grands cimetières
militaires que l’on trouve sur tout le territoire vietnamien. Les corps des « martyrs » y ont été rassemblés un peu n’importe comment. Et le chagrin des proches est resté confiné dans la sphère
familiale. Mais depuis les années 1990, depuis l’ouverture du pays et l’effritement de l’idéologie communiste, les exigences des familles sont revenues au premier plan. Désormais, les « mères
héroïques » ne se contentent plus d’être citées en exemples de vertu patriotique. Elles veulent qu’on leur rende le corps de leurs fils pour pouvoir accomplir les rites qui leurs sont dus.
Chercher ses morts fait-il partie de la culture vietnamienne ?
Qu’ils soient communistes, catholiques, bouddhistes, les Vietnamiens rendent tous le culte à leurs ancêtres au moins une fois par mois et aux jours anniversaires. Les morts sont donc bien plus
présents dans le quotidien des Vietnamiens que dans le nôtre. Ils trônent sur l’autel des ancêtres, ou coeur de la maison, ou centre de la famille. On comprend dès lors le drame de ne pas avoir
pu ramener le corps d’un membre de sa famille : privés de sépulture, ou enterrés en terre étrangère, là où les parents ne pourront plus les honorer, les morts sont des âmes errantes, des âmes qui
n’ont pas trouvé le repos au pays natal. Pour les vivants, c’est une source de culpabilité sans fin. Ils ont le sentiment de ne pas avoir fait leur devoir. Il y a donc quelque chose de très
vietnamien dans ce souci de retrouver ses morts. Et en même temps, c’est un phénomène assez universel. Les Américains aussi ont cherché leurs MIA (missinq in action) ou Vietnam. Et en France,
nous avons connu massivement de semblables recherches après la Première Guerre Mondiale. Il y a au fond de ces démarches un sentiment assez compréhensible : tant que le corps n’est pas rendu, il
manque la preuve tangible qui force à se rendre à l’évidence, et permet de faire son deuil. Chacun peut donc comprendre ces histoires vietnamiennes avec les références qui sont les siennes.
Moi-même, en tournant le pensais souvent à la mythologie, à Antigone bravant l’interdit pour enterrer ses frères, ou à Ulysse rendant visite à Achille ou royaume des morts. Le propos n’était donc
pas du tout de décrire un trait de la « culture vietnamienne ». Au contraire, ou montage, nous avons systématiquement gommé tout ce qui était de l’ordre de l’exotique - les beaux paysages, le
folklore, la couleur locale - pour nous tenir ou plus près des personnages, dans l’intensité dramatique de ce qu’ils ressentent. Le film ne parle au fond que de sentiments universels que
n’importe qui peut comprendre : l’amour d’une femme pour son mari, la fraternité des combattants, la nostalgie de la jeunesse, la douleur de la perte d’un être aimé. On est loin de
l’ethnographie.
Comment as-tu rencontré ces deux soldats que tu suis pendant la première partie du film ?
Pendant deux ans, j’ai rencontré de nombreuses familles de soldats disparus sans parvenir à me décider sur la manière de raconter cette histoire, jusqu au jour où le suis tombé sur les anciens
combattants du KI 0 - une unité de commandos qui s’était illustrée dans l’attaque des bases américaines du Centre Vietnam. C’étaient des héros, avec des faits d’armes incroyables. Mais surtout,
ils venaient tout juste de retrouver les registres de leur unité enterrés dans une caisse pendant la guerre et ils se préparaient à partir à la recherche de leurs camarades dispersés aux quatre
coins du pays. J’ai vu tout de suite la richesse de cette situation : les registres contenaient les adresses de tous les soldats du bataillon, les vivants comme les morts, et rendaient donc enfin
possible toute une série de retrouvailles, de rencontres et de recherches longtemps différées. Cette liasse de papier rendue par la terre était comme un objet envoyé par les dieux pour pousser
les vivants à accomplir leur devoir sacré envers les morts. De fait, Tho et Doon, qui se sont vite distingués dons le groupe par leur dynamisme et leur motivation, ont laissé toutes leurs
activités pour se lancer dans j’aventure. Et ce qui est tout aussi important, ils m’ont accueilli avec enthousiasme. Malgré la différence d’âge, de nationalité, ils m’ont considéré comme un
camarade et intégré à leurs recherches. Le sentiment d’une collaboration d’égal à égal avec eux a été très précieux pour moi dans ce tournage.
Et Madame Tiêp ?
Cela s’est passé comme dans le film : je l’ai rencontrée en suivant Tho et Doon dans les visites qu’ils ont commencé à rendre aux familles de leurs anciens camarades. Quand j’ai vu madame Tiêp,
j’ai ressenti ce sentiment d’évidence que je cherchais depuis le début. Nous étions tous émus aux larmes, aussi bien les anciens combattants que nous qui filmions. J’ai su tout de suite que
c’était le personnage qu’il me fallait : quelqu’un pour qui le temps n’avait rien changé, une femme qui était toujours hantée par un passé où sa vie s’était arrêtée. Ensuite, en revoyant les
images au montage, j’ai été frappé par la grâce de ses gestes, lo manière dont son corps fluet s’impose dons l’espace. je me souviens qu’un jour où je la filmais dans une gare routière, un
conducteur de moto-taxi m’a interpellé : « Eh, pourquoi tu filmes une vieille moche comme ça ? il y a tellement de jolies filles ou Vietnam »J’espère que le film est une réponse suffisante à
cette apostrophe. Madame Tiêp, c’est une amoureuse, une femme magnifique, qui sans rien revendiquer impose une leçon à tous les hommes qui croient la dominer. Il y a des moments très durs dans le
film, dont on se dit qu’ils ont dû être difficiles à filmer. Oui et non. il y a eu pendant toute la réalisation de ce film une ambiance très particulière, une ambiance extrêmement sentimentale.
Des gens que je ne connaissais pas la veille m’ont raconté leur vie, des secrets de famille, ont pleuré dans mes bras, et m’ont tiré du coup quelques larmes. Avec Madame Tiêp c’est plus fort
encore, car j’ai fait un bon bout de chemin avec elle. Je l’ai aidé à préparer son voyage, le l’ai accompagnée, aidée, soutenue, je l’ai écoutée, parfois même tenue dons mes bras. C’est pourquoi
lorsque je l’ai filmée qui pleurait, le n’ai ressenti aucune gêne, parce que je n’avais pas le sentiment de lui faire offense, que je ressentais seulement de la compassion pour elle. Pour voir
pleurer quelqu’un, il faut être avec lui. Alors tout est possible. Cette dernière scène avec Madame Tiêp est pénible, il y a quelque chose d’insoutenable dans ces pleurs qui confinent à
l’hystérie. Mais ils me semblent nécessaires. Ces pleurs, c’est son cri, son acte d’accusation contre la guerre et les hommes qui Io font, y compris ceux-ià qui sont à ses côtés et qui continuent
à vouloir lui imposer leur loi : « Prie comme-ci, plante ton bâton d’encens comme ça. C’est pourquoi il fout l’entendre jusqu’au bout, même lorsque l’expression de sa douleur dépasse la mesure du
socialement admissible. Ces pleurs ont une vertu cathartique. Il y Passe tout ce que Madame Tiêp a souffert, tout ce qu’elle n’a jamais pu dire, ce qu’elle ne dira jamais, sa révolte, tous ses
reproches contre cette société et ces hommes qui lui ont dérobé son « printemps de jeune fille ».
Il y a des moments où l’on ri dans le film, sans trop savoir si on y est autorisé, vue la gravité du sujet.
Au contraire, je ne voulais pas que le film soit trop uniquement mélodramatique. Dans leur chambre d’hôtel, Tho et Doon me faisaient penser à un vieux couple, toujours à se chamailler, comme on
le voit dans cette scène du film où ils discutent sur la responsabilité dans la disparition des corps. Ils ont quelque chose d’un tandem comique, car tout les oppose : Tho, c’est le petit
nerveux, rapide, blagueur, le vrai soldat. Doon ou contraire, c’est un sentimental, un peu alangui, souvent à côté de la plaque, mais avec une profondeur inconnue à Tho. Au montage, nous avons
joué sur les contrastes, par exemple autour de cette scène un peu délirante où Tho et Doon retrouvent leur ancien chef aux cheveux tout blancs, et rient comme des fous, avant d’aller trouver
Madame Tiêp qui stoppe tout net leur hilarité. Ce qui me fait plaisir, c’est qu’en voyant le film, Tho et Doon ont ri aussi. Je ne me suis donc pas trompé sur la nature de leur humour. On ne rit
pas d’eux, mois bien avec eux.
Lorsque le film part avec Madame Tiêp, on quitte les deux anciens combattants. Pourquoi les avoir fait revenir à la fin ?
On ne pouvait finir sur la scène du cimetière, où la noirceur désespérante de cette histoire atteint son point d’intensité et de concentration maximales. Ça aurait été insupportable. La remontée
de la rivière, avec cette très jolie chanson d’amour populaire que chante le batelier, offre un apaisement nécessaire. Et la dernière scène ouvre le récit : à la nature, tout d’un coup si
présente au son et à l’image, à l’avenir. Ce n’est pas un happy end. Il y a quelque chose de poignant aussi chez ces hommes dont la jeunesse s’est enfuie et qui, le temps d’une baignade,
retrouvent leurs jeux d’adolescents. Mais avec eux, on peut dire « au revoir et fermer le film. La spiritualité occupe une place importante dans le film. Quand j’ai vu ces gens parler aux morts,
l’ai été saisi. Lorsque le vieux Phi, ou début du film, s’adresse à son camarade mort et le supplie de le posséder, ou bien lorsque Madame Tiêp se rend à la pagode pour demander la protection des
dieux pour son voyage, je suis frappé par leur art de la prière. L’un comme l’autre sont des gens sans instruction, mais leurs prières sont pleines de poésie, d’une grande force évocatrice, ils
invoquent le ciel, les océans, ils invoquent les forces cosmiques.
Au départ, je pensais que le film suivrait beaucoup plus la recherche factuelle des corps. Mais en définitive, au montage, tout ce travail d’enquête s’est révélé presque anecdotique au regard des
scènes d’invocation des morts, de tous les moments où l’on touche une dimension mythologique - et qui sont aussi les vrais moments de cinéma du film. Entre le projet de film et le résultat final,
il y a donc un net déplacement vers le symbolique. Les morts se sont emparés du film. Mais c’est tout l’intérêt du documentaire que de pouvoir être surpris par le réel !
Quel a été l’accueil du film au Vietnam ? Comment les Vietnamiens ont-ils apprécié le fait que ce soit un regard étranger qui se porte sur cette partie intime de leur histoire et de leur
spiritualité ?
En faisant ce film, j’ai toujours cherché à dépasser le simple « regard d’un étranger », j’ai essayé de comprendre les choses de l’intérieur, comme un Vietnamien pourrait le faire. Montrer le
film ou Vietnam m’apparaissait donc comme un prolongement naturel de ma démarche de réalisation. C’est leur histoire que je raconte. Au Vietnam, dans presque chaque famille, il y a un mort de
guerre. Le film les concerne donc au premier chef. L’accueil a dépassé mes espérances. J’ai eu la chance de pouvoir montrer le film à la télévision, à un horaire où il a bénéficié d’une audience
considérable. Ensuite, pendant quinze jours, il y a eu une vraie déferlante de presse. Dans la rue, les gens venaient me voir pour me remercier. C’était très émouvant. Aujourd’hui, j’ai un peu
l’impression d’être devenu un cinéaste vietnamien. C’est une belle récompense.
Boris Lojkine Boris Loikine suit d’abord un parcours universitaire classique : Ecole Normale Supérieure, agrégation de philosophie, rédaction d’une thèse sur la « Question du présent » dans la
philosophie de la première moitié du XXe siècle (Crise et Histoire, Le Problème d’une pensée philosophique du présent). À l’issue de cette thèse, en 1999, il décide de quitter la philosophie et
de rompre les ponts avec l’enseignement. Il retourne ou Vietnam où il avait déjà passé un an et y commence, sur le tas, son apprentissage du cinéma, en réalisant un premier film documentaire :
CEUX QUI RESTENT, un portrait de la génération des anciens combattants vietnamiens de la guerre américaine. Cette première réalisation marque le début d’un long travail d’immersion dans l’univers
des anciens combattants vietnamiens dont LES AMES ERRANTES est l’aboutissement.
« Bonjour les âmes... Pendant toute la durée du film, maintes fois je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je pleurais silencieusement comme les personnages de Boris pleurent. Et je pense que
peut-être des dizaines de milliers de spectateurs qui ont vu le film de Boris ont pleuré comme moi. Mon peuple a pleuré en voyant que sa douleur n’était pas éteinte, que son vœu n’était pas
encore exaucé, et il a regardé « ces âmes errantes » égarées dans l’immensité comme s’il s’agissait de ses propres enfants, de ses camarades, de ses pères, de ses maris. Trente, quarante ans
après leur mort, ils n’ont toujours pas retrouvé leur famille. On croyait qu’avec le temps cette douleur, était peu à peu apaisée. Mais pas du tout. je ne vois pas comment Boris a pu saisir aussi
justement cette « dimension », comment il a su pénétrer cette spiritualité et comprendre le souhait profond de mon peuple. Comme s’il était son fils, il a accompagné cette femme qui a perdu son
mari depuis sa toute petite maison, il est parti avec elle pour accomplir ce pèlerinage sacré et pénible à la recherche « des âmes errantes ». Et cette recherche est aussi une plongée dans les
profondeurs des sentiments de fidélité et d’attachement spécifiquement vietnamiens ; les vertus ancestrales les plus profondes des Vietnamiens s’y manifestent de la façon la plus naturelle. Sans
commentaire, sans musique, le film n’utilise que les paroles, les larmes, les voeux, le bruit lourd des pioches qui frappent le sol... On y voit seulement un amour malheureux et une camaraderie
profonde, des souhaits modestes, une patience infinie et toute cette endurance apparaît comme une chose normale... En tout cela, c’est l’âme de mon peuple qu’a su saisir Boris. » THAN NIÊN -
(article du poète Tan Thao - 26 juillet 2006
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