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Notes de Hiroshima (en japonais Hiroshima noto) est une collection d'essais de Kenzaburo Oe. L'ouvrage est paru en 1965 et a été traduit en français en 1996.
L’auteur se rend pour la première fois dans la ville en août 1963 (18e anniversaire de la bombe) pour couvrir la Conférence mondiale contre les armes nucléaires. D’abord observateur distant, étonné et presque amusé, souvent outré, des divisions du camp anti-nucléaire (au temps des essais chinois), Oe se laisse peu à peu gagner par le caractère poignant et incroyablement vrai du témoignage des hibakusha, les irradiés de Hiroshima. Au fil de ces « notes », ceux-ci prennent une place de plus en plus importante, allant jusqu’à occulter entièrement le premier thème, plus directement journalistique et événementiel.
À travers quelques portraits, souvent répétés ou plutôt disséminés dans les différents essais (le docteur Shigetô, directeur de l’hôpital des irradiés ; une jeune fille suicidée après la mort de son fiancé irradié ; un journaliste local qui se bat pour que l’État indemnise les hibakusha et pour que leur témoignage soit recueilli et publié ; une femme au visage couvert des stigmates de la bombe qui sort de son isolement pour témoigner du destin des hibakusha), Oe érige le survivant de Hiroshima en figure de la dignité humaine, dans des termes qui ne sont pas sans rappeler le langage d’Albert Camus. Qu’ils choisissent le suicide ou (peut-être plus difficile et plus héroïque encore aux yeux de l’auteur) qu’ils aient « choisi de ne pas se suicider », les hibakusha sont le signe de la possibilité d’un Japon (et, au delà, d’une humanité) débarrassé de la folie destructrice.
LIVRE DE KENZABURO OE : NOTES DE HIROSHIMA - TRADUIT DU JAPONAIS PAR DOMINIQUE PALMé - EDITIONS : ARCADES -GALLIMARD .
"Qu'on me rende mon père
Qu'on me rende ma mère
Qu'on me rende mes grands-parents
Qu'on me rende mes enfants
Qu'on me rende mon être
Et ceux qui sont mes liens
Qu'on me rende les humains
Tant que je suisau monde
En ce monde d'humains
Qu'on me rende la paix
La paix qui ne se peut détruire"
Tôge Sankichi
(cité par Kenzaburrô Oé in Notes de Hiroshima"
(Arcades, Gallimard)
Je crois que vous devriez lire ce livre de K. Oé...."
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La revue Le Grognard a été fondée au 21e siècle mais aurait très bien pu l’être au 19e. C’est d’ailleurs plus ou moins ce que proclame la charte de l’association du même nom où se mêle des formules qui sentent la nostalgie comme d’autres la naphtaline : « loin des modes, des avant-gardes », « trésors oubliés », « résolument inactuel », « revues mythiques du 19e siècle »… Le Grognard a des yeux à l’arrière du crâne. Mais il ne faudrait pas pour autant faire de lui un soldat de l’arrière-garde. De sensibilité anarchiste et individualiste, c’est plutôt un irréductible poète qui pense ce qu’il veut, quand il en a envie, à l’écart, et qui préfèrerait ne pas écrire plutôt que d’écrire ce qu’on lui dicte.
Les noms qui émaillent les sommaires des seize numéros et autres publications dérivées parus depuis 2007 forment donc une sorte de manifeste à relier selon les pointillés. On y croise nombre de figures rebelles méconnues, qu’elle soient philosophes comme Georges Palante, penseurs à contre-courant, ou encore anarchistes et libertaires américains (Lucy Parsons, Margaret Fuller, W.-L. Garrison, Jerry Farber…). Le titre du numéro spécial de mars 2008 résume je crois assez bien la nature du Grognard : Solitaire ou solidaire.
Il n’est donc pas étonnant de trouver un certain Clément Rosset à la une de la quatorzième livraison (juin 2010).
Pour ceux qui ne le connaissent pas, Rosset (né en 1939) est un philosophe des bords de route, un franc-tireur, connu pour deux de ses penchants : sa méthode d’écriture qui consiste à convoquer dans ses essais des références souvent assez (voire très) éloignées à première vue du domaine philosophique, et son travail passionnant sur le réel débuté en 1976 par son désormais fameux Le réel et son double.
Rosset explique très bien lui-même sa démarche, laquelle est détaillée dans un article paru sur Fabula :
Certains pensent qu’entre deux citations de Heidegger faire intervenir un mot d’un album de Tintin et Milou est une manière de se moquer du monde, et de Heidegger en particulier. Au contraire, je ne vois pas en quoi ce serait amoindrir Heidegger que de le faire succéder ou précéder par Hergé. Je pense en outre qu’il y a une profonde pertinence dans ce rapprochement qui me sert à éclairer ce que je veux dire.
Cette façon de faire de la philosophie, mise en œuvre par un homme qui se veut autant écrivain que philosophe, est mise au service d’un objectif qui prend tout son sens à partir du Réel et son double : la critique en règle de la métaphysique. Trop souvent on crée un double au réel (une représentation) en croyant débusquer son sens alors qu’il n’en a pas et se suffit à lui-même. C’est notre façon de se protéger de lui. Or c’est un piège et le meilleur moyen en s’éloignant du réel de se perdre soi-même. Le réel est ce qui n’a pas de double, il est unique (dit autrement : il est idiot). C’est l’illusion qui est double.
A cet égard, l’article le plus intéressant du numéro 14 du Grognard est sans conteste celui d’Eric Bonnargent qui à la façon de Rosset ose un rapprochement dont on aurait difficilement pu se douter : la pensée de Rosset et celle du poète Alberto Caeiro, l’un des principaux hétéronymes de Fernando Pessoa, auteur notamment du Gardeur de troupeaux.
Comme Rosset s’oppose à la métaphysique qui cherche quelque chose (un sens) là où il n’y a rien, Caeiro, qui d’après ce qu’on sait de lui est un homme simple, ignore tout mysticisme ou occultisme poétiques. Ses vers d’une limpidité extrême en témoignent :
Pour moi, grâce à mes yeux faits seulement pour voir,
Je vois l’absence de signification en toute chose ;
Je vois cela et je m’aime, puisque être une chose c’est ne rien signifier du tout
Le réel est sans qualités. Il est. Tel est le principe d’identité défini par Rosset : A est A.
Le papillon, est, sans plus, papillon
il n’est pas vert, c’est le vert qui est vert
La tautologie élimine le double du réel, ce qui le parasite en croyant lui donner du sens. De toute façon :
Penser c’est avoir mal aux yeux
Caeiro comme Rosset privilégie les sensations sur la raison :
Moi je n’ai pas de philosophie : j’ai des sens…
Ou :
La lumière est pour moi une réalité immédiate
Caeiro croit à la joie, à l’adhésion consciente au réel dont Rosset a traité dans La Force majeure. Rien ne sert d’espérer, le réel est tel qu’il est. C’est en fréquentant le tragique des choses que la joie peut advenir :
L’effarante réalité des choses est ma découverte de tous les jours
Cet article est une merveille. En organisant la tranquille collision de deux écrivains que tout oppose à première vue (y compris dans leur existence physique), il révèle les deux œuvres d’une façon inattendue. Chacune est éclairée à la lumière de l’autre. Le procédé est-il fondé ? On s’en moque. La lecture et la pensée sont choses intimes avant d’être science. Peu importe la preuve. Voilà l’expérience grandeur nature de ce que Pessoa/Alvaro de Campos écrivait au sujet de Caeiro : je sentis de façon charnelle que j’étais en train de discuter, non avec un autre homme, mais avec un autre univers.
Voilà le plaisir qu’on est à-même de ressentir au contact de toute œuvre, de tout être.
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Année de création: 2007
Numéros parus : 17
Périodicité : trimestrielle
Langue: français
Sujet(s): littérature, poésie, philosophie, idées, critique
Prix au n° : 10€
Diffusion: librairies, Fnac, Amazon, revue.le.grognard@gmail.com
Julien Green et la porte sombre
« c’est cela, le secret des morts. Le monde que nous croyons voir n’existe pas (1). »
Julien Green a disparu du monde visible aussi brusquement que son double, l’adolescent de l’Histoire de Ralph qui ouvre la porte de l’Ailleurs avec une clé de cristal. Avant de disparaître, le héros du conte laisse sur sa table une grande feuille de papier vert sur laquelle il a écrit :
Adieu. Ne me cherchez pas, mais je serai toujours près de vous, vous verrez (2)
Dans ce récit qu’il avait terminé depuis peu, Julien Green ne laisse-t-il pas un message à ces compagnons que nous sommes, désorientés par son départ soudain, par son silence soudain. La petite voix têtue qui depuis tant d’années monologuait, porte-parole de nos espoirs et de nos angoisses s’est tue tout à coup. Il y a eu un moment où le célèbre long Journal était terminé, un moment où Julien Green ne pourrait plus ajouter une ligne à ce qu’il avait écrit. Nous avions pris l’habitude d’écouter cette voix, elle nous semblait inépuisable, et le mystère de ce discours clos sur lui-même à jamais, de cette oeuvre désormais refermée comme un cercle parfait nous rend sensible jusqu’à la douleur la solitude à laquelle il nous a abandonnés :
Il y aura nécessairement un cahier où une main invisible tracera le mot FIN (VI,.774) (3)
Des messages, cependant, Julien Green nous en a laissé beaucoup. Sa méditation ininterrompue sur la mort et sur le sens de sa destinée déroule ses capricieux méandres dans son Journal sans que jamais le ton en devienne philosophique. Il y parle avec abandon, avec une mélancolie traversée d’illuminations heureuses de ce qui le hante ou le tourmente, et parmi des narrations enjouées se glissent de brèves anticipations de l’avenir : Quand je mourrai, ce sera la fin d’un immense voyage à l’intérieur de moi-même, car tout ce qui nous arrive est du nous-même, et nous n’y pouvons rien. (V,.275)
Malgré son joyeux amour de la vie, Julien Green était depuis toujours dans l’attente de ce moment où il franchirait « cette cloison qui nous sépare du mystère des choses et que nous appelons ta vie »(LV, p.734) Toute son oeuvre disait la fascination de ce franchissement suprême ; l’invisible était le seul élément où il lui fût possible de respirer, et il imaginait la mort comme un éveil à la vraie vie, ainsi que le suggère l’épigraphe pascalienne de L ’Autre Sommeil. C’est nous qui sommes encore endormis, tandis que Julien Green a enfin connu cette autre naissance qui lui faisait dire qu’arrachés comme le nouveau-né à cette cavité qui nous plaît - la vie- , « nous ne naîtrons qu’en poussant des cris, quand nous mourrons ». « Alors », ajoutait-il, « nous découvrirons un univers d’une beauté inexprimable ».(IV,.496) La joie inexprimable au bout du voyage, pour Julien Green, c’est Dieu. Il ne croit pas en Dieu, il l’aime, bien que ce soit folie d’« aimer à en mourir quelqu’un dont on n’a jamais vu les traits ni entendu la voix » (IV,556). Pour lui, « Chaque vie humaine est un chemin qui mène à Dieu » (IV,li81). En citant cette phrase de Husserl qu’il fait sienne, Julien Green remercie le philosophe d’avoir pu écrire une pensée si consolante, nous incitant par là même à le remercier à notre tour, reprenant ses propres termes, d’avoir entretenu en nous l’espoir d’un sens et d’un ailleurs
Bénis soient les hommes qui disent de telles choses, car elles aident à vivre et tiennent en respect le désespoir. (IV,1381)
Puisque la mort n’est qu’un seuil vers la lumière, Julien Green se refusait à parler de morts et de cimetières. Il n’y a pas de morts, disait-il, mais des « absents » qui « vivent en Dieu », car Dieu n’est « pas le Dieu des morts, mais des vivants » (IV, p. 1462). Pourtant, pour ce mystique épris d’absolu mais d’une exigeante lucidité, la mort fut aussi une réalité concrète effrayante à laquelle, comme Montaigne, il tentait de s’apprivoiser :
La mort s’assoit à table avec nous. Elle se glisse dans notre lit, c’est avec elle que nous couchons, mais elle ne dort que d’un oeil. A la moindre grippe, elle nous souffle à l’oreille : Ne m’oublie pas, hein ? Je repasserai. (IV,.1373).
On sait quelle place éminente est celle de la mort dans l’oeuvre de Green, il la personnifie dans ses romans, il renouvelle la vieille allégorie, entre humour et horreur . Il faut rattacher cette hantise à la minute plusieurs fois évoquée par lui où il prit conscience de sa nature mortelle dans un beau verger de Virginie. Cette « espèce de révélation intérieure » dont il ne s’est « jamais remis », a laissé sur l’imagination de l’écrivain son ombre inquiétante. De là cette anxiété superstitieuse, mêlée d’une ardente curiosité pour 1’heure inévitable qui serait celle de son entrée dans l’Invisible :
Il y a un jour de l’année qui sera pour chacun de nous, qui est déjà, depuis toujours, la porte sombre par laquelle il ira à Dieu pour toujours. Comment passe-t-il tant de fois devant cette porte sans en être averti ? (IV,p.641) (4).
Malgré cette obsession qui est aussi une impatience, le Journal se fait l’écho d’une évolution de l’écrivain vers la sérénité. Il est à ce point sincère et incapable de prendre une pose, que son langage va droit au coeur de nos angoisses. Il nous confie être simultanément convaincu qu’il mourra et incapable d’y croire, car la mort lui « paraît à la fois inévitable et impossible ». Cependant, Julien Green était prêt depuis toujours à vivre cette minute exceptionnelle. Il aimait jeter en arrière le regard du voyageur qui va embarquer « Je vois le monde par les yeux d’un homme qui va s’en aller. Tout est plus beau à cause de l’imminence relative du départ » (V,p.449). Son regard alors n’était pas mélancolique. 11 caressait la beauté de la vie, il percevait les vraies valeurs de l’existence avec plus de netteté :
Quand le grand songe de cette vie s’évanouira, nous comprendrons que le travail et l’amour étaient les seules réalités. (IV,p.457)
Julien Green était coutumier de telles projections dans l’avenir. Pour lui l’essentiel n’était pas dans ce qu’on laisse derrière soi, mais dans le jardin de la promesse où Dieu attend son serviteur enfin débarrassé d’un corps trop lourd. Il s’est avancé vers les régions ombreuses avec une foi d’enfant. La foi de Julien Green a subi des fluctuations à certaines périodes de sa vie, mais elle était si profondément inscrite en lui qu’il ne pouvait, pas plus que Wilfred, son double romanesque , la « bazarder » pour écarter les problèmes spirituels. Il disait avec humour avoir été préservé de l’athéisme comme de « marcher à quatre pattes » ou de « manger de l’herbe » (IV,508). Les étapes qui l’ont conduit vers le vrai Bonheur sont au fil des ans de moins en moins spectaculaires, de plus en plus intimes et secrètes : conversion au catholicisme, retour à l’Eglise, puis renoncement définitif aux « embardées » hors de la voie chrétienne. Depuis longtemps pacifié, il attendait la mort comme on attend le dénouement d’une belle histoire, car « Il faut lire le livre jusqu’au bout pour saisir ce qu’il voulait dire dès la première ligne. »(23 mai 1994) (5)
S’il a disparu insidieusement de notre monde sensible, il nous a laissé au moins deux messages essentiels, que ce serait trahison d’oublier. D’abord le souvenir d’une rencontre avec le Christ dont il a senti la présence une nuit - nuit mystique inoubliable dont il a consigné le souvenir, comme Pascal, en un « mémorial » :
Quand je serai mort, on trouvera dans mon journal, en 1948, le récit d’une nuit singulière. Tout ce que je puis en dire aujourd’hui est que je vis du souvenir de la splendeur de Dieu (V,.549)
Plus humble enfin, le message de notre frère pécheur qui nous invite à prendre en compte la souffrance d’une vie déchirée . 11 fait songer à un testament spirituel, bien qu’il l’ait écrit des années avant sa mort , et c’est sa note douce-amère qui peut accompagner notre adieu terrestre à Julien Green :
« Je voudrais qu’on sache que j’ai beaucoup lutté. Quand on clouera dans son cercueil le vieux visionnaire, le voyageur las de son voyage sur la terre qu’il aura trop aimée, qu’on pense un peu à lui, de grâce ! » (V,.419)
Notes
(1) - Le Visionnaire, t.II, p.372
(2) - Histoire de Ralph, ch. XI (La clé de cristal), T. VIII, p. 846
(3) - Journal, 12 janvier 1981. Les chiffres romains, dans le texte, indiquent le tome des Oeuvres Complètes dans la Pléiade.
(4) - Lorsqu’il écrivait ces lignes, Julien Green n’avait encore que 41 ans, et la porte sombre du 13 août 1998 était encore bien loin
(5) - Journal, Fayard, 1996, p. 167
27 septembre 1998, par Michèle Raclot
«Le caractère, de nos jours, c’est ce qui a disparu, il y a certes çà et là des pics isolés au-dessus du désert actuel, mais malgré tout nous assistons à une rapide transformation du
monde. Nous retournons aux premiers siècles quand la culture universelle veillait dans quelques cerveaux et que des petits groupes isolés, comme les moines de Saint-Gall, continuaient à croire en
l’avenir et à protéger ce que le passé avait légué.»
Julien Green, Le Grand Large du soir. Journal 1997-1998 (Flammarion).
J'ai été quelque peu troublé par ma lecture du Grand Large du soir, le beau journal que Julien Green a tenu durant
les deux dernières années de sa vie, comme par le fait de reconnaître, au hasard d'une rencontre, le visage d'un ami perdu de vue depuis des années, dont les traits se seraient lentement
estompés. Et, avec la réapparition de ce noble visage, c'est toute l'atmosphère des années que l'on croyait oubliées qui se lève, à la brune, et vient hanter notre sommeil. Lire Julien Green m'a
ainsi rappelé mes longues heures de fièvre lorsque, tout jeune adolescent, les persiennes baissées (il devait s'agir d'un mois d'août, je garde le souvenir d'une chaleur lyonnaise suffocante), je
lisai frénétiquement Adrienne Mesurat, Histoires de vertige, Le malfaiteur et tant d'autres romans dont j'ai aujourd'hui presque totalement oublié la saveur. Les
bizarres représentations (peut-être ne l'étaient-elles même pas, puisque je n'en garde également aucun souvenir...) que je me faisais des créatures à la froideur âpre et passionnée si je puis
dire inventées par Julien Green n'étaient pas moins invinciblement cruelles que les interminables après-midi que je passais alors à lire, dans un silence gluant que pas un bruit ne troublait,
hormis les mots sortis de la bouche de ces fantômes plus réels que des êtres de chair. Plus froids aussi je l'ai dit, bien plus froids, comme les diaboliques de Barbey d'Aurevilly, goules
brûlantes comme de la glace. Peut-être est-ce cette froideur, cette minéralité des personnages de Julien Green, incapables toutes deux de lutter contre l'atmosphère d'irréalité baignant les
histoires racontées par l'écrivain, qui en a effacé en fin de compte, assez rapidement même, les contours.
Je me souviens également que je devais retrouver Green plusieurs années après cet été de 1984 ou 1985 passé à Villeurbanne, au moment de commencer ma thèse de doctorat sous la direction
forcément parisienne de Monique Gosselin qui tint absolument à me faire travailler sur les romans de Bernanos, Green et Mauriac. Je lui objectai que le troisième de ces romanciers ne me
passionnait guère, que le deuxième, je l'avais quelque peu oublié, finalement que j'aurais préféré, de bien loin, prendre la suite de Max Milner en consacrant mes efforts à une étude de la figure
de Satan après Baudelaire (en me plongeant donc dans les livres de Barbey, Hello, Bloy, Huysmans, Bernanos), rien n'y fit. Monique Gosselin me répliqua sèchement que le jeune étudiant que j'étais
n'avait franchement pas son mot à dire sur de pareilles questions, réservées aux démiurges universitaires présidant les destinées des pauvres mortels dont je faisais assurément partie. Elle
savait, pas moi. Je n'avais donc qu'à me taire ou... plier bagage. Quelques semaines après avoir commencé mes recherches, je constatai que le sujet choisi entre mille par cette éminente
spécialiste de Bernanos (et d'une bonne quinzaine d'autres auteurs, apparemment...) avait été proprement asséché par une thèse volumineuse tout récemment parue. Beau travail. Je laissai tomber ma
thèse donc, profondément dégoûté, ainsi que l'autorité doctorale qui m'avait si remarquablement orienté... Green, bêtement, fut lui aussi jeté aux orties durant bien des années, avant que je ne
lise ce dernier tome de son journal, monument des lettres françaises, ne serait-ce que par l'ampleur du projet et la série des vicissitudes ayant émaillé sa réalisation.
Je parlais de passé, de son aura, enfuie avec les jours lointains. D'où me vient cette sensation de vide ? De la perte des êtres autrefois aimés ? Non. L'homme moderne est creux parce qu'il n'est
entouré de rien de plus que de clones. D'autres hommes creux. Plus aucun visage altier ne semble contempler celui, gracquien, de Julien Green, dont le regard doux semble fixer quelque paysage
secret, intérieur, dont les yeux paraissent chercher ceux de ses chers amis morts, Mgr Pezeril et, par sa surnaturelle médiation, le Grand d'Espagne, Georges Bernanos, dont les toutes
dernières heures furent veillées par l'homme de foi et de lettres qui ordonna les complexes brouillons des Cahiers de Monsieur Ouine.
«Autrefois écrit Green, la littérature était faite d’individus. On pouvait aimer ou ne pas aimer, les idées étaient présentes et il y avait le coup de patte, le style. Gide, Cocteau, Mauriac,
Bergson, Claudel, Sartre, Monterlant, Malraux, Aragon, Breton, Colette, et pour remonter plus loin Proust, Péguy entre autres, un monde existait, des idées circulaient en France comme le sang
dans le corps humain. Maintenant, le corps devient cadavre, le sang semble figé…»
Ainsi, tous les romans de Green pourraient être parfaitement résumés par cette phrase mystérieuse extraite de son journal : «Ma vie est un rêve. Je m’explique : je n’ai jamais considéré ce qui
m’environnait comme réel.» Et l'auteur de Mont-Cinère et de Léviathan de lier cette évanescence de la réalité (mais cette fois, contrairement à l'impression produite par le rêve
romanesque : dangereuse, pernicieuse, diabolique) à la disparition des écrivains qu'il a connus, à la lente destruction de la langue française, qu'il ne peut empêcher bien sûr, contre laquelle il
n'a pas de mots assez durs. N'oublions pas que Julien Green a publié en 1924 un Pamphlet contre les Catholiques de France où nous pouvions noter (Œuvres complètes, t. I,
Gallimard, coll. La Pléiade, 1972, p. 894-5) telle proposition absolument scandaleuse aux yeux des modernes : «Une autre marque de l’amour divin est l’enfer. L’idée de l’enfer est peut-être plus
enivrante que celle du paradis ; elle nous montre notre âme à sa juste valeur, elle nous fait comprendre que ses fautes atteignent à des proportions surhumaines et que certaines d’entre elles
sont absolument inexpiables. Or, pour qu’on les juge inexpiables, il faut certainement qu’on attache un prix infini à l’âme qui les a commises.»
Autre vision, fragile comme un songe, encore une fois une histoire de langues oubliées, mortes, punies. J'ai ainsi été frappé de voir apparaître dans ce même tome du journal de Green, après avoir
terminé ma lecture du superbe recueil de textes de Daniel Heller-Roazen évoqué
précédemment sur ce blog, le motif de la tour de Babel, non plus fièrement dressée vers un ciel de conquêtes et de révoltes mais au contraire volontairement rampante, ayant abandonné son
caractère turgescent, donc blasphémateur. Une tour non plus immense ni même s'enfonçant, selon Kafka, dans la profondeur de la terre mais se couchant, étendant son babélique brouhaha.
Green note : «Simplifier la langue appauvrit la pensée. La langue qu’on essaie d’instaurer par ordinateur pour faciliter les échanges devient un magma universel, sans la fantaisie du volapük ou
de l’espéranto et conduit à la pensée unique. De nouveau on construit Babel avec le même orgueil, mais de nos jours c’est une Babel horizontale, on commence par la confusion, on l’étend. Le plus
terrible châtiment est là : la confusion par la simplification.» Green paraît d'ailleurs ne point se lasser de creuser ce thème, puisqu'il ajoute : «De la confusion. Ce serait le traité qu’il
faudrait écrire. Je n’ai plus l’âge de m’adonner à ce genre d’exercice, mais il est vrai que la confusion a remplacé la déesse Raison. Pour se borner au langage, nous en arrivons à une nouvelle
Babel, cette fois en creux, car sans orgueil, sans espérances, sans dangers.» Lien permanent