Lien: link
Quand les animaux sauvages auront fini de disparaître à la surface de la planète
Par Christophe
Gallaz
www.contrepointphilosophique.ch
Rubrique Humorales
21 février 2010
Animaux sauvages, quelques chiffres. Plus de 16'000 espèces animales sont menacées de disparition à court et moyen terme. L'ours polaire,
l'hippopotame et maintes gazelles sont condamnés. Un amphibien sur trois, un oiseau sur huit et un mammifère sur quatre sont menacés d’extinction.
Bien sûr, on peut songer que nous existons dans un système vivant où tout finit, logiquement et fatalement, par mourir et disparaître.
Cette position ne suffit pas. On peut aussi réfléchir de quels prix nous paierons l’accélération des choses dont nous sommes directement responsables.
Quand les animaux sauvages auront fini de disparaître à la surface de la planète, nous serons gavés par la certitude de notre puissance,
nous aurons rendu celle-ci machinale en nous, nous imaginerons que nous pouvons tout reconstruire, nous nous percevrons comme les gérants faîtiers de la mort et de la résurrection, nous nous
estimerons capables d'inventer un monde enfin conforme à nos vœux, nous nous penserons comme des dieux dans l'abîme de la destruction que nous aurons ouvert.
Quand les animaux sauvages auront fini de disparaître à la surface de la planète, nous aurons validé la conquête et la possession
matérielles comme des pratiques indiscutables, comme notre normalité, comme notre caractéristique utile et comme notre territoire intime, celui qui contient tout le passé de nos ancêtres, celui
qui contient tout l'avenir de nos descendants et celui qui contient tout notre présent, où s'enracinent toutes nos valeurs, tous nos désirs et toutes nos lois, et dont nul ne saurait
s'écarter.
Quand les animaux sauvages auront fini de disparaître à la surface de la planète, nous aurons oublié que la vie repose sur l'accord liant
chacune de ses formes à ses voisines, nous aurons oublié que chacune de ces formes est la condition d'un ensemble, nous aurons oublié que cet ensemble est l'image du rapport qui nous attache à
nos congénères, nous nous serons désintéressés de l'Autre, nous l'aurons accablé d'irrespect, nous l'aurons écrasé, nous l'aurons nié, nous aurons dévasté les nôtres.
Quand les animaux sauvages auront fini de disparaître à la surface de la planète, la notion de frères inférieurs nous manquera tant que
nous choisirons ces derniers au sein de notre propre espèce, parmi les étrangers de passeport, parmi les représentants du sexe opposé, parmi les représentants du même sexe, dans nos communautés
urbaines, dans notre voisinage professionnel, dans notre famille, et que nous tiendrons ces frères inférieurs en laisse, que nous les utiliserons comme des bêtes de somme, que nous les
asservirons comme des chameaux, et que nous jouirons de les voir ramper dans la misère de leur existence quotidienne.
Quand les animaux sauvages auront fini de disparaître à la surface de la planète, nous ne saurons plus pourquoi nous élever au-dessus de
nous-mêmes, nous ne saurons plus pourquoi nous instruire d'un autre langage que le nôtre, nous ne saurons plus pourquoi le principe de la nuance est précieux, nous n'émettrons plus que des
injonctions, nous ne réagirons plus qu'à des ordres, nous n'attacherons plus de prix à la discussion, nous aurons récusé l'idéal de la Cité, nous aurons aboli la démocratie, nous roterons l'ordre
et la police.
Quand les animaux sauvages auront fini de s'éteindre à la surface de la planète, nous serons dans l'inconscience de la mort en général et
de la nôtre personnelle en particulier, nous éprouverons des terreurs que nous ne désignerons plus, nous exalterons l'instant comme si c'était la durée, comme si c'était le devenir, comme si
c'était l'héritage, comme si c'était la connaissance, comme si c'était l'éternité.
Déjà tout cela peut être vérifié. Observons en Europe le trafic d'innombrables humains maltraités comme des bestiaux, et d'innombrables
bestiaux maltraités comme ces humains. Regardons les moutons et les chevaux qui partent chaque matin de Pologne ou de Hongrie par camions entassés pour se faire abattre en Espagne, qui croisent
en chemin des voitures chargées d'humains lancés dans leur exil croisant à leur tour des omnibus chargés d'humains expulsés des nations prospères - les uns enfoncés dans leur absence d'espoir et
les autres mourant de soif au bout de leur licol, les uns niés par les administrations officielles et les autres battus à coup de fouet, de telle sorte qu'ils se fondent les uns et les autres
dans une seule masse de douleur.
Claude Lévi-Strauss, il y a plus de cinquante ans, dans son Anthropologie structurale : « On a commencé par couper l'homme
de la nature et par le constituer en règne souverain. On a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Or, en restant aveugle à cette propriété
commune, on a donné champ libre à tous les abus. (…) En s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, il ouvrait
un cycle maudit : il aurait fallu comprendre que la même frontière servirait plus tard à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes
le privilège d'un humanisme corrompu. »
© Christophe Gallaz
www.contrepointphilosophique.ch
Rubrique Humorales
21 février 2010