Ce n'est que sur le tard que j'aborde le "continent" de la Philosophie dont j'avais eu l'impression d'être exclu dans mes jeunes années par un enseignant et un enseignement, comment dire, peu à l'écoute, très normatif. Après quelques tentatives c'est autour d'Hannah Arendt et à travers son oeuvre que je tente de prendre pied sur des rives qui m'ont toujours effrayé. Pour m'apercevoir rapidement qu'Arendt, formée très tôt à la philosophie et la théologie, met en cause très fortement les philosophes, la philosophie, comme dans cette lettre à Karl Jaspers du 4 mars 1951[1].
(...)Voici des semaines que votre « Yahvé » n’aurait-il pas trop disparu ? » me poursuit sans que me vienne une réponse. Pas plus sans doute qu’à ma propre exigence dans le chapitre de la fin. Personnellement, je me défends tant bien que mal (et en réalité plutôt bien que mal) avec une sorte de confiance (enfantine, parce que jamais mise en doute) en Dieu (à la différence de la foi qui croit toujours savoir et tombe de ce fait dans le doute et les paradoxes). On ne peut naturellement rien en faire, sauf être content. Toute religion traditionnelle, juive ou chrétienne, ne me dit plus rien du tout en tant que telle. Je ne crois d’ailleurs plus qu’elle puisse encore fournir quelques fondements pour quelque chose d’aussi directement politique que des lois.
Le mal s’est avéré plus radical que prévu. Exprimé superficiellement : le Décalogue n’a pas prévu les crimes modernes. Ou : la tradition occidentale souffre du préjugé selon lequel le pire mal que puisse commettre l’homme nait des vices de l’égoïsme ; alors que nous savons que le pire mal ou le mal absolu n’a plus rien à voir avec ces thèmes du péché que peuvent comprendre les hommes. Je ne sais pas ce qu’est le mal absolu mais il me semble qu’il a en quelque sorte à faire avec les phénomènes suivants : déclarer les êtres humains superflus en tant qu’êtres humains –non pas les utiliser comme des moyens, ce qui n’entame pas leur humanité et ne blesse que leur dignité d’hommes, mais les rendre superflus bien qu’ils soient des êtres humains. Cela arrive dès qu’on élimine toute unpredictability (imprévisibilité), qui, du côté des hommes correspond à la spontanéité. Tout cela est lié à l’illusion d’une toute-puissance (pas simplement goût du pouvoir) de l’homme lui-même. Si l’homme bien qu’homme était tout-puissant, on ne verrait pas en effet pourquoi il devrait y avoir des hommes au pluriel –tout comme dans le monothéisme seule la toute puissance de Dieu lui confère son unicité. Je veux dire : la toute puissance de l’homme individuel rend superflus les hommes au pluriel. (Nietzsche me semble-t-il, n’a rien à voir avec cela et Hobbes non plus. La volonté de puissance tend constamment à devenir plus puissante encore, elle s’en tient par principe à ce comparatif qui respecte encore les limites de la condition humaine, et n’avance jamais jusqu’à la folie du superlatif.)
Or, je soupçonne la philosophie de n’être pas tout à fait innocente quant à ce qui nous est donné là. Pas dans le sens naturellement où Hitler pourrait être rapproché de Platon. (La raison, non la moindre, pour laquelle je me suis donné la peine de déceler les composantes des formes de gouvernement totalitaire, est de nettoyer de tout soupçon la tradition occidentale de Platon jusqu’à Nietzsche inclus.) Mais sans doute au sens où cette philosophie occidentale n’a jamais eu une conception du politique et ne pouvait en avoir parce qu’elle parlait forcément de l’homme individuel et traitait accessoirement la pluralité effective. Mais je n’aurai pas dû écrire tout cela, ce n’est pas encore mûr. Pardonnez-moi. (...)
[1] Hannah Arendt, Karl Jaspers. « La philosophie n’est pas tout à fait innocente », lettres choisies et présentées par Jean-Luc Fidel. Petite Bibliothèque Payot. 1995 et 2006. Pages 248-250.