Les premières lignes du nouveau roman de Chantal Chawaf (Les obscures, roman, Editions des Femmes, 2008) donnent le ton à l’œuvre : « Attachées aux bulles lumineuses,
nous flottons sur les reflets, nous rêvons de remonter le temps mis par la lumière, d’arriver au point d’où nous vient la vie. » Il s’agit ici de saluer la vie, l’énergie en nous, la
« douceurs d’être nés » ; de revenir aux corps en bonne santé, combattre la névrose moderne. Tout l’objet de ce roman.
Voici l’histoire de deux femmes. L’une, Lise, la narratrice, dont la filiation falsifiée, la jeunesse
volée, n’apprend que tardivement que sa place fut usurpée par une autre. L’autre, Yashar, la fille naturelle de cet homme étranger que Lise épousa, s’y abandonnant comme une enfant, laissée
derrière par son père qui s’en va un matin, sans jeter un œil à cette adolescente de dix-sept ans.
Lise et Yashar. Femme chavirée et fille indomptable. Leur rencontre, sous forme de choc, sera la source
jaillissante d’une existence de vagabondes, arrachées à leur sort, dont la vie est soudain mise entre parenthèses par une société qui refoule les êtres authentiques. Fugue de deux rebelles,
qui refusent la castration d’une société malade, cloisonnée, « deux femmes en mal d’avenir… » Entre plaisirs et dérives, manques et pollution urbaine, quartiers-ghettos, émeutes
châtrées et enfermements psychiatriques pour les corps qui ne parviennent pas à assimiler le dressage social, le roman de Chantal Chawaf veut nous conter le cri de guerre et d’amour de deux
femmes qui n’aspirent qu’à une seule chose : retrouver leur liberté. Retrouver la vraie vie…
Pas seulement sociétale, le récit de Chawaf mêle la crise métaphysique et religieuse que notre
histoire porte depuis son berceau : le Caucase. Ni plaidoyer ni apologie d’un passé révolu auquel nous ne reviendrons jamais, cette fiction a toutefois pour ambition de retrouver les
traces d’une origine de notre civilisation falsifiée, tronquée par les hommes qui, jadis, imposèrent leur vision du monde, de la femme, de la sexualité et de l’amour.
L’Odyssée dépressive de ces deux êtres en mal de devenir ressemblent de près à une échappée belle, une
course contre l’angoisse, la folie, la solitude, le climat anxiogène que le système social installe entre les individus, cloisonnant les femmes, les retirant des hommes, les jetant dans une
misère affective et personnelle insoutenable. Cette profonde solitude en forme d’isolement parfaitement inhumain, symbolisée par la banlieue, - récurrente dans l’œuvre de l’auteure -, est
celle de cette partie de la ville abandonnée, enclavée, livrée à la barbarie machiste de jeunes gens souvent désœuvrés, souvent ignorants, trop souvent victimes d’un ghetto aveugle et
sourd, d’un patriarcat dogmatique et ravageur. Chantal Chawaf, de sa verve d’écrivaine, nous accroche d’abord par son style, celui que l’on lui connaît bien, de livre en livre, Retable,
Crépusculaires, Le manteau noir, Infra-monde, autant de romans qui ont su imposer un style maîtrisé, nous racontant des histoires d’amour, de folie et de mort, de solitude, de banlieues
incandescentes.
De ces accidentées, habitées par le silence d’un mystère lointain, de ces corps traumatisés, de notre époque
obscure, Chantal Chawaf sait tirer le fil rouge, incandescent, qui relit l’homme à son humanité, celle-là même que la société post-moderne broie par la violence, le dressage,
l’individualisme larvé. Se refusant de céder aux familiarités de notre époque « people et paillettes », et de ses « romans-réalités » dont la grande platitude est l’une
des failles à regretter, l’auteure puise toutefois dans ce qu’elle a minutieusement observé, fouille dans sa mémoire personnelle, s’inspire de sa propre vie bousculée, de son enfance
douloureuse, nous offrant ainsi une fiction réaliste qui n’accepte aucun compromis avec les « dictats » de la bien-pensance. Et voilà l’une des premières grandes qualités qu’il
faut retenir de son dernier roman, intitulé Les obscures : exit la langue de bois ! Exit les modes littéraires ! Et en ce sens, nous pouvons sans conteste saluer
cette nouveauté sortie tout droit de la vénérable maison d’édition Des femmes.
En détective contemporain, Chantal Chawaf fouille, creuse, observe et scrute les dysfonctionnements de notre
époque contemporaine, ce supposé « Eldorado » moderne, du bien-être et de la liberté, de l’épanouissement individuel et de l’égalitarisme pour tous, enclavant les corps, vendant
l’amour aux enchères, fanatisant les masses de plus en plus léthargique. Chantal Chawaf emploie certes un ton grave pour décrire un monde en proie à de profondes contradictions, célébrant
les libertés individuelles, mais cloisonnant les femmes et les hommes, permettant aux femmes de s’éduquer et d’occuper des postes à responsabilités dans la société civile, mais les
contenant dans un véritable état infantile devant leurs maris ; Chantal Chawaf n’accepte aucun compromis d’écriture lorsqu’elle décrit une société bouleversée qui demeure froide à la
souffrance affective, une société délétère qui vend du bonheur pour masquer son vide spirituel. Et pourtant ! Ne nous y trompons pas ! Son livre demeure profondément optimiste.
C’est un roman qui observe et constate. Les obscures, ce sont ces femmes que l’on vilipende, cachées, réduites à des « faire-valoirs » légitimes, des objets matrimoniaux,
des corps géniteurs, prises en otages par la religion et la société patriarcale qui agrège ou exclue aveuglément et sans recours. Les obscures ce sont aussi ces banlieues où la violence et
la barbarie ont envahi ces cités dortoirs, abandonnées, exclues, méprisées. Ces « banlieues intérieures ». Chantal Chawaf se livre à un éloge de la vie. Elle sait capter en nous
ce souffle d’existence, celui qui nous ramène à notre période pré-natale, celui du fœtus, le moment où la vie est la plus intense, la plus pure. Elle nous montre une France en crise,
déchirée par ses contradictions internes, et les communautarismes montants, déspiritualisée, où la voie de l’Esprit et la quête de la chair sont tombées en désuétudes, dans un vide
ontologique devenu, à force d’indifférence à son propos, pathétiquement obscène.
La densité de ce roman d’environ deux cents pages, le regard critique courageux qu’il porte sur une société
patriarcale qui hisse la phallus au firmament, valorisant la force, la domination, l’argent, le succès, font de cette nouvelle fiction un grand moment de libre-pensée, de vrai esprit
critique contre la fronde actuelle, véritable dictature de la « pensée unique » qui réduit toute chose, tout être vivant à un pur et simple objet de consommation immédiate. Plus
qu’un roman, Les obscures, est un hymne à la vie, à l’amour, et à la fraternité.
Cet article est paru dans Le Magazine des livres, n°10, Sept-Oct. 2008
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