Chronique inactuelle par le Docteur Léon Murphy, gardien externe de la table aux osselets sacrés de SPECTRE (www.revuespectre.com). Cette chronique à parution aléatoire traitera des choses
que, a priori, vous n'êtes pas censées ne pas savoir. Ce mois-ci : le Nietzsche de Didier Franck. Une très bonne chose peut vous arriver.

Didier Franck a changé ma vie.
C'est un de mes plus étranges amis qui m'a mis ce livre-là entre les pattes il y a trois ans aujourd'hui, au détour de la première conversation que j'ai eu avec lui. Je ne sais rien de ce
discret philosophe et ai à peine parcouru ses trois autres ouvrages (
Chair et corps, Heidegger et le problème de l'espace, Dramatique des phénomènes) mais j'ai relu quatre fois
Nietzsche et l'ombre de Dieu et c'est devenu - dès le premier huitième de ma première lecture - un de mes livres préférés,
tous domaines confondus. Je dirais même que c'est
une des meilleures choses qui me soient arrivées. Ce livre n'est pas simplement une magistrale étude sur
Nietzsche, c'est le
premier livre qui déploie, avec la plus grande minutie qui soit, la plus grande rigueur, les plus périlleux efforts, tout ce qu'implique concrétement les multiples et fabuleuses intuitions
labyrinthiques de celui-ci. Ce livre est susceptible d'opérer la plus grande
conversion de regard, la plus impitoyable incorporation d'une vision qui soit, depuis
L'Ethique
de Spinoza, les
Mémoires du Président Schreber et les fragments posthumes de l'Antéchrist, arrivée à la planète Terre. Je pèse mes mots. Je ne connais rien de semblable ou
d'approchant à ce joyau pur de complexité déployée, d'intuitions dépliées. Didier Franck est un héros.
Il ne s'agit pas de diminuer la portée des précédents lecteurs du chamane de Turin : les écrivains Lawrence, Powys, Artaud, Bataille, Klossowski ; les philosophes Heidegger,
Foucault, Deleuze, Baudrillard, Sloterdijk ; les cinéastes Welles, Pasolini, Herzog, Papatakis, Barbet Schroeder ; et même le peintre Francis Bacon quand il dit que son idéal sexuel masculin est le Nietzsche de l'équipe de football - ont, chacun à leur
manière, pensé énormément de choses magnifiques et justes sur Nietzsche ou impensables sans l'intercession généreuse de Nietzsche. Mais chacun avait d'autres choses à faire (une œuvre,
par exemple), et aucun n'a eu la passion - car c'est une passion que ce livre évoque - de rentrer dans les plus complexes écheveaux de la vision nietzschéenne pour s'en retrouver
intégralement transformé. Didier Franck a écrit le premier livre qui lise le fond de Nietzsche. Et on l'attendait. On l'attendait vraiment.
D'abord, Didier Franck part de la plus étrange intuition de toutes, de la plus hétérodoxe : celle que Heidegger ne voulait pas voir, et qu'aucun (à part peut-être Deleuze) n'a voulu
reconnaître : que la philosophie a de fond en comble été pervertie par le christianisme, que notre mode d'existence est plus judéo-chrétien que greco-latin et de loin. Que Dieu a
donc appris le grec, et l'a bien mal appris. Unique effort de Didier Franck, dans un livre incroyablement ambitieux et délicieusement modeste, à l'écriture impersonnelle (Franck n'y dit pas
je une seule fois, ne laisse rien transparaître de ses opinions) mais organisé avec les montées d'intensité, les climax d'un très grand roman. Il part de la célèbre phrase
testamentaire de Heidegger (Seul un dieu pourrait nous sauver), remonte aux contradictions de sa lecture de l'histoire de la métaphysique et du danger de la technique, repère
l'impensé chrétien, passe par une lente et passionante phénoménologie du corps selon saint Paul, reprend les éléments chrétiens passés en contrebande de philosophe en philosophe, tout cela
jusqu'aux plus extraordinaires visions de Nietzsche et pour tenter de saisir une fois pour toutes les enjeux de l'éternel retour, de la volonté de puissance, et du
surhomme. Didier Franck montre pourquoi Nietzsche s'est focalisé sur le christianisme pour l'attaquer et établir sa nouvelle hierarchie, les nouvelles valeurs (valeurs : concept
que Heidegger a volontairement mal entendu) et à partir desquelles c'est le corps - et non la conscience - qui philosophe.
Résumons : pour saint Paul, le corps de l'homme ne connaît que deux possibilités : soit il s'offre à Dieu, par la charité, soit il s'offre à la chair et il est maudit. Mais le corps de la
résurrection n'est que le négatif d'un corps qui s'est nié lui-même en tant que chair pour ressuciter. Le corps glorieux ne sera donc que le retournement d'un retourné : c'est alors un
cadavre qui pourra revenir. Dieu transforme les hommes en zombies. Dieu mort, la possibilité du corps divisé contre lui-même ne se rabat plus sur le seul retournement, mais laisse
transparaître la pluralité de volontés distinctes qui le constituent. Tout homme a une infinité de corps possibles (ce que Klossowski synthétisera sous le terme de série dans
l'autre "meilleur livre sur Nietzsche" : Nietzsche et le cercle vicieux). L'individu se voit dispersé dans un flux absolu, une immensité de possibles, le devenir qui rend
nécessaire un nouvel amour (perçu également par Rimbaud, et, à sa manière, Jarry dans Le Surmâle, mais ça, Didier Franck ne le dit pas). Le but de Nietzsche est alors
d'incorporer la nouvelle doctrine, la pensée la plus lourde : l'éternel retour.
Le corps est une pluralité de pulsions,
de forces, fonctionnant comme une unité au sein d'une hiérarchie antagoniste. La volonté de puissance (vouloir interne de la force) est le principe synthétique qui assure la réunion des
forces constitutives du corps. Toute force se rapporte à une autre force qui la modifie. Les volontés agissent toujours sur d'autres volontés. Il n'y a pas d'équilibre des forces, pas
d'adiaphorie. Une force est active lorsqu'elle tend spontanément vers la puissance et réactive lorsqu'elle y tend à la suite d'une excitation venue du dehors. Pour qu'elle soit
réactive, il faut que la tension interne d'une force vers la puissance soit préalablement inhibée ; et pour cela il faut qu'elle se soit retournée contre elle-même. Le rapport quantitatif
des forces (du plus au moins) se transforme en rapport qualitatif (entre inférieurs et supérieurs). La qualité est une différence de quantité, cette différence est irréductible et
c'est à partir d'elle que nous formons nos idiosyncrasies. Conclusion : la sensibilité est dès lors un jugement de valeur susceptible de modification. Cela ne peut jamais mieux être compris
que dans la musique, et singulièrement la musique populaire (c'est moi qui rajoute) : notre équilibre suppose des retours réguliers de tempo qui font que, lorsqu'une musique brise celle-ci
et créée des tempos multiples, nous ne comprenons plus ce qui se passe. L'homme qui a le mieux compris cette lutte entre le désir de conservation du corps et le désir d'intensité
et qui a créée une musique qui y réponde parfaitement est, sans conteste, Frank Zappa.
Seuls des êtres apparentés peuvent se comprendre et ensuite donner lieu à obéissance. Toute pulsion est une poussée vers quelque chose qui lui est a priori appropriée, et celle-ci
variable selon les pulsions. La pulsion est une création de la contrainte qui a donné lieu à une habitude et a créé du besoin. L'instinct lui-même est un jugement incorporé de manière à se
mettre lui-même en mouvement sans avoir besoin d'une excitation préalable. L'appareil neuro-cérébral est le centre de transmission et de coordination des forces. La liberté est l'exercice
de contraindre et de résister aux contraintes. Le corps est une formation de domination.
Le plaisir est un sentiment de puissance atteint, une victoire sur une résistance. Le grand plaisir est fait de grandes tensions, qui sont de longues douleurs surmontées. Le plaisir et le
déplaisir sont les conséquences d'un sentiment de force ou de faiblesse. La douleur est indissociable d'une évalutation devenue instinct. Les pulsions agissent comme un système moral.
La volonté de puissance se conserve en
s'organisant, et conquiert en mettant sous tutelle : c'est l'organisme. Un organe sert toujours à autre chose qu'à lui-même : un œil par exemple sert à voir, une oreille à entendre. Mais
l'utilité de l'organe diffère toujours selon le désir d'intensification ou de conservation. Plus la compréhension d'un commandement est rapide, moins elle est douloureuse (c'est pourquoi
nous aimons hélas tellement lire nos contemporains). Pour accélerer la communication, se créé alors des processus d'égalisation et d'uniformisation du sens. L'organisme est une formation de
conservation et non d'intensification. Ce qu'a parfaitement compris Artaud et, à sa suite, Deleuze et Guattari, lorsqu'ils font du corps sans organes un corps intensif et immanent.
Dans le monde du devenir, il n'y a pas deux choses identiques. Il n'y a que des ressemblances. La ressemblance surgit lorsqu'il n'y a guère de différence de degré dans la quantité
des forces pour notre regard. Mais elle varie selon la finesse de nos connaissances. Chaque cas est différent, et faire des ressemblances des cas identiques est un leurre à partir duquel la
logique confère au monde un ordre. Le corps a créé la logique pour se conserver en vie, par la peur d'une destruction possible. La logique est donc réactive : elle lutte contre le hasard,
l'incertain, en imposant la nécessité, la certitude et la prévisibilité, rendues possibles par la formation des cas identiques.
La logique est donc née d'une certaine myopie favorable à la conservation et nécessaire pour l'organisme. C'est de la pulsion d'assimilation qu'est née l'arithmétique. Et la même volonté
d'assimilation est à l'œuvre dans la nutrition : Sans une basse intellectualité, sans pouvoir reconnaître la pomme dans chacune des multiples pommes présentes sur les arbres, se ressemblant
toutes mais différant toutes, nous serions morts de faim. Le scepticisme et la circonspection n'ont été permis que tard et très rarement (Nietzsche). La croyance pose ce qu'elle
vise comme constant et durablement égal à soi. Croire en une vérité, c'est se renforcer. La vérité ne désigne donc pas le contraire de l'erreur mais la position de certaines
erreurs relativement à d'autres. Mais de quel degré de vérité, c'est-à-dire de différenciation, un corps est-il capable dès lors que sa conservation repose sur l'erreur ?
Si l'intensification est fonction de la conservation, la volonté de puissance restera toujours réactive. Si la conservation est fonction de l'intensification, la volonté de puissance sera
affirmative. Mais c'est à partir de la nécessité de conservation que nous avons créé l'être, la logique, la vérité et le langage (qui fixent). Le plaisir et la douleur sont déjà des
dérivations du principe de conservation. Sera-t-il dès lors possible d'accéder à une vérité de la vérité ? Et comment la connaissance nous fera-t-elle accéder à un corps supérieur,
intense, sitôt qu'elle est fondée sur des valeurs de conservation ? Il faut alors, par une lente, prudent et nécessaire déshumanisation, accéder au monde du devenir qui
est contraire aux principes mêmes qui fondent notre connaissance. Ce que Nietzsche appelle acquérir le pur concept de nature et dont Cézanne est, en peinture, le principal représentant : le bon peintre voit non seulement différemment chaque arbre, mais une montagne même ne
lui apparaît que comme un combat permanent de forces, un mouvement présent mais infiniment difficile à montrer, une lutte pour devenir soleil.
La sensation, la perception sont déjà constituées selon le mode des cas identiques. Elles présupposent toujours une évaluation. Une sensation ne saurait être ressentie par un organisme sans
que celui-ci ne l'ait jugé recevable au regard de ses conditions de conservation et de croissance. Et elles varient en fonction des valeurs du vivant auxquels elles sont relatives. Nous ne
voyons pas une horloge de la même manière qu'un horloger et un mathématicien ne voit pas un tableau noir rempli d'équations de la même façon que nous. Le contraire du monde phénoménal n'est
pas le monde vrai mais le monde informe et informulable du chaos des sensations, le monde du devenir. La vie et l'expérience que nous connaissons sont donc essentiellement fausses, mais la
variabilité de la connaissance présuppose cependant qu'une autre vie et une autre expérience sont toujours possibles. Et toute modification du fondement de la connaissance modifie
le monde lui-même. Il s'agit de saisir à partir de quelles valeurs nous créerons un mode de vie et de connaissance, non plus conservatoire, mais intensif, comment nous aussi nous
deviendrons soleil.
La pensée serait impossible sans une méprise fondamentale : une connaissance de ce qui est totalement fluide est impossible, et pour représenter le monde nous devons donc croire
nécessairement à un sujet et à un objet. Le Je est lui-même une construction de la pensée, une fiction régulatrice fondant la certitude de la connaissance, donc une stabilisation
du devenir qui ne naît que de la peur d'un éparpillement, d'une fissure de la conservation du corps. Quand je dis je, je ne dis rien d'autre que je me conserve. Dans une
nouvelle d'inspiration héraclitéenne, L'Autre, Borges a bien montré la non-permanence de l'identité, l'impossibilité de se reconnaître soi-même dans le temps. Dans un
monde chaotique de forces en devenir, il n'y a pas de constance telle que l'identité. L'identité de soi à soi est un article de foi. Il s'agit donc de cette croyance en la grammaire,
fustigée pas si énigmatiquement par Nietzsche, auquel le corps s'est soumis par désir de conservation.
La vie pulsionnelle des corps est
inconsciente. La cohésion et la synthèse des pulsions constitutives du corps ne relèvent pas de la conscience mais lui sont antérieures ; à l'inverse, la conscience naît toujours d'un
affaiblissement du corps. Tirant son origine de l'inhibition, la conscience d'une pulsion est toujours conscience d'une autre pulsion. Elle est liée à la communication et à la
socialité. Comme toute créature vivante, l'homme pense sans cesse, mais ne le sait pas. Ce dont il devient conscient n'est que la part la plus réactive de sa pensée : celle propice à la
communication. La conscience n'est donc jamais individuelle mais grégaire. L'intensité de la conscience est inversement proportionnelle à la facilite et à la rapidité de la transmission
cérébrale. Dans l'intérêt de la conservation du corps il est nécessaire que l'exécutif ignore le détail des innombrables polémiques subordonnées entre pulsions (ce que Claudel, gros
catholique mais aussi sutbil nietzschéen masqué, nommait le tribunal de sa pensée, où s'exprimaient Tête d'Or, Mesa, Don Rodrigue, Don Camille, une série...) ; cette
ignorance ne va pas sans falsification. C'est la lumière de la conscience qui rend obscure la grande activité inconsciente du corps.
L'espace et le temps sont des abréviateurs, des formations de l'intellect. L'espace vide est impossible : il est le substrat de la force. L'espace n'est pas infini sinon la force, finie,
s'y serait dissipée. Mais il est éternel par sa forme. Le temps est infini, la force y éternellement, également, active : tous les développements possibles ont donc déjà eu lieu. Chaque
instant est une répétition, et la répétition de tous les instants sépare chaque instant de tous les autres. Les instants réels ne se succèdent donc pas les uns aux autres. Or, nous faisons
de la succession le trait essentiel du temps qui permet la représentation.
La force ne peut être posée comme une possibilité séparée de son effectivitée. Chaque puissance, à chaque instant, tire son ultime conséquence. Il faut penser l'interdépendance des forces
de façon non causale mais coordonnée, simultanée. Lorsque, quelque part, surgit une tension, une détente surgit dans le reste du monde, non successivement mais simultanément. Le monde est
donc fini. Le nombre des situations est incommensurable mais pas infini, puisque le quantum global de la force ne l'est pas (sinon, il se serait dissipé).
La répartition des forces à chaque instant est déséquilibré, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas déjà eu lieu un nombre de fois infini. Le cours circulaire est éternel. Tout devenir
est à l'intérieur du cours circulaire et de la quantité de forces. La volonté de puissance se déploie en éternel retour. Sous l'anneau du retour : finitude conjointe de l'espace et de
la force, éternité du mouvement et du temps, instantanéité des configurations de forces, jeu inlassable du simple et du multiple, innocence du devenir.
Et c'est à partir de l'instant que nous accédons à l'infinité circulaire du temps. L'instant n'est jamais extérieur à soi mais seul y accède celui qui s'y tient, faisant front à
l'avenir comme au passé. En incorporant l'éternel retour, on se transforme. On ne modifie pas le mouvement circulaire des forces, organiques ou inorganiques, mais on modifie les pensées ou
les valeurs qui commandent à leur répartition. C'est ainsi qu'on détermine de nouveaux hommes. Chaque instant signifie un déplacement global de toutes les modifications. En disant
oui à un seul moment, comme Molly Bloom (immense Zarathoustra féminine) dans Ulysse, nous disons oui à toute l'existence. Il faut vivre de telle sorte que l'on
désire revivre ce que l'on vit : on revivra dans tous les cas. Appartenant aux causes dont dépend le retour de toutes choses, je peux en décider instantanément puisque, dans le monde de la
volonté de puissance, toutes les forces sont instantanément coordonnées, et qu'il n'y a pas, au sens strict, de succession causale. Si toutes choses sont un fatum, je suis un fatum pour
toutes choses. Il faut donc vivre avec le sentiment suprême de la vie, devenir conscient de ce qui procure le sentiment suprême. Et s'y tenir toujours, coûte que coûte.
Chacun le trouvera à sa manière : Rimbaud un temps dans la poésie, Breton dans l'amour absolu et l'humour noir, Joyce dans Ulysse et Finnegans Wake, Cézanne dans la
peinture, Windsor MacCay ou J.C.Menu dans la bande dessinée, les Beatles dans l'amitié ou Zappa dans la musique. C'est le seul sens de la vie : déterminer une pratique qui procure le
sentiment suprême et s'y astreindre coûte que coûte, même si cela restreint les possibilités de conservation du corps. Il faut, de toutes façons, donner son plein. Lautréamont et Jarry ont
eu raison de flamber leurs vies, Artaud de tout risquer, mais également Cézanne ou Picasso de durer et Lewis Carroll de passer ses après-midis à prendre le thé
avec des petites filles : puisque, à chaque fois, l'essentiel n'aura pas été manqué, leurs vies se seront passées à travailler, sans vacances, dans l'éthique et dans l'intensité, à une
béatitude sans conditions. Merci pour nous.
Didier Franck, Nietzsche et l'ombre de Dieu, P.U.F., 1998.
[illustrations : La Terre est grise comme .... Betty Page stories. Photo DR]
Docteur Léon Murphy Le 24 November 2003
Sur le web : -
Revue SPECTRE (www.revuespectre.com).