idées [ Article paru dans le journal " L 'Humanité " du 7 Juin 2005 ]
La raison des choses selon Wang Fuzhi
La Raison des choses :
essai sur la philosophie
de Wang Fuzhi (1619-1692),
par Jacques Gernet, Gallimard, 2005, 440 pages, 27,50 euros.
En 1644, l’empereur de la dynastie Ming Chong Zheng, après une insurrection populaire, est contraint de se donner la mort dans l’actuel parc de Jingshan à Pékin. - Passé cinquante ans de désordres - sociaux et institutionnels, les Mandchous prennent officiellement le pouvoir dans l’empire du Milieu (à majorité peuplé de Hans - NDLR). L’installation de la nouvelle dynastie barbare (les Qing, 1664-1911) provoque de nombreux mouvements de résistance. Certains intellectuels et fonctionnaires d’État, dès les dernières années du sixième siècle, avaient dénoncé la corruption des institutions et s’étaient opposés au pouvoir « tout-puissant » des eunuques de la cour des Ming. Selon ce groupe, la dégradation des moeurs avait entraîné une crise sociale à l’origine de la chute de la dynastie légitime et de la victoire mandchoue.
C’est dans ce contexte de grande agitation politique que s’inscrit l’oeuvre du philosophe Wang Fuzhi. Issu d’une famille de lettrés modestes, il s’engage à vingt ans dans l’action politique contre le nouveau pouvoir. Ses écrits sont officiellement bannis et il est obligé de se cacher dans le sud-ouest de la Chine. Il y reste jusqu’à sa mort, en 1692, se consacrant à l’étude du Classique des mutations (Yijing) et à la rédaction d’une « somme prodigieuse d’écrits dont il espérait que profiterait un jour la postérité ». Le travail du sinologue Jacques Gernet (*) nous donne par ce livre à connaître l’oeuvre fleuve d’un des plus grands philosophes chinois qu’il accompagne de nombreuses traductions inédites.
La pensée de Wang Fuzhi, qui se réfère à celle du maître Zhang Zai (1020-1078), est fondée sur un retour au concret et à l’interprétation des textes de Confucius. Il critique fortement l’influence du taoïsme et du bouddhisme sur la doctrine confucéenne à partir déjà de la dynastie Tang (618-907) et la façon dont les traditions classiques avaient été réinterprétées au cours du sixième siècle. Il considère ces influences comme la cause principale de l’inertie qui avait caractérisé les dernières décennies du pouvoir des Ming. En particulier, il dénonce le philosophe Wang Yangming (1472-1529) qui avait mis l’accent sur l’intuition dans le processus cognitif. Wang Fuzhi, au contraire, refuse l’idée d’illumination, comme celle d’un innéisme de la sagesse. Contre les théories bouddhistes et taoïstes, et contre la pensée néo-confucéenne, il soutient que le pouvoir d’organisation ou principe (li) est « inhérent aux deux formes de l’énergie universelle (qi), le yin et le yang » et n’est pas indépendant d’elles. Yin et yang ne sont pas deux forces opposées et contradictoires, mais complémentaires, l’une ne pouvant exister sans l’autre. De la même façon il n’y a pas de contradictions dans l’univers, mais uniquement des complémentarités. « L’univers ne cesse de se détruire en même temps qu’il se construit, il n’y a aucun accroissement ni déperdition. » Là où les bouddhistes et les taoïstes voient le vide, Zhang Zai et Wang Fuzhi voient l’invisible en perpétuel mouvement, « énergies et pouvoir d’organisation opèrent en effet à un niveau infinitésimal, inaccessible à nos sens. Nous ne pouvons constater leur action inexplicable qu’a posteriori, car elle ne nous devient visible qu’une fois les êtres constitués ». Wang Fuzhi critique aussi la façon dont bouddhisme et taoïsme avaient dénigré la valeur des perceptions dans l’acte cognitif. Il - affirme que le monde affecté en permanence d’un mouvement de flux et reflux global, asservi à une même « raison des choses », est bien réel (et non une illusion). « Nos sens, affirme-t-il, nous donnent une perception inexacte de l’univers (…), mais bien qu’elle soit partielle, l’image que nous avons du monde est la seule à pouvoir nous aider à comprendre son fonctionnement. »
Mais l’ouvrage ne constitue pas exclusivement un commentaire de Wang Fuzhi. À travers une mise en contexte culturel, historique et linguistique, l’auteur montre la perception différente que la culture chinoise a de la philosophie et des catégories du discours. Il nous présente un panorama du débat intellectuel de la Chine, mettant une nouvelle fois à mal le cliché d’une culture chinoise statique et immuable.
Paola Sandri,
diplômée de langues
et cultures orientales
(*) professeur émérite au Collège
de France.