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Ecosia : Le Moteur De Recherch

26 avril 2009 7 26 /04 /avril /2009 11:32
Tribune libre - Article paru
le 16 avril 2003

Sortir de la préhistoire par Christian Godin (*)

Notre monde reste structuré par les règles de la souveraineté des États, celles que l’Europe, à partir des traités de Westphalie (1648), a promues pour elle-même avant de les exporter aux autres continents. Du moins pour ce qui concerne les actions diplomatiques et militaires, car nul État désormais, pas même le plus puissant d’entre eux, ne dispose d’une totale maîtrise de ses finances et de son économie. Et tel est l’un des paradoxes de la modernité : Georges Bush a les moyens de faire intervenir son armée à l’autre bout de la terre mais le dollar lui échappe en grande partie : Philippe-Auguste au Moyen ¶ge disposait d’un pouvoir plus considérable sur sa monnaie.

Un monde westphalien constitué d’une multiplicité d’États théoriquement souverains ne peut pas être un monde juste, il est fatal que l’un d’eux l’emporte et écrase les autres de sa puissance : ce fut le cas de la Grande-Bretagne au XIXe siècle, tel est le cas des États-Unis à partir de la Première Guerre mondiale. Cette souveraineté incomparable s’appelle hégémonie. Et même si elle fait ressentir ses effets dans tous les domaines, matériels et symboliques, il n’est pas nécessaire qu’elle prenne la forme impérialiste, ou même impériale, au sens classique de ces termes, pour s’exercer.

De même que la domination d’un État sur une société peut offrir l’avantage de lui assurer une certaine sécurité, l’hégémonie d’un État sur le monde ne présente pas que des inconvénients - car si le pouvoir peut être terrible, le chaos peut l’être davantage encore. Cela dit, en un temps où la valeur de justice est inséparable de celle d’égalité (cela n’a pas toujours été le cas, loin s’en faut), l’hégémonie ne peut que paraître insupportable à ceux qui n’en bénéficient pas directement. Elle représente à l’échelle internationale une manière de noblesse à la fois oublieuse et méprisante, qui voit dans les peuples des manants et dans les amis de ceux-ci des ennemis. Même si l’on laisse de côté les aventures auxquelles un État hégémonique est conduit par la seule inertie de sa puissance, cette position d’exception ne peut valoir comme une constitution stable pour le monde car il n’y a pas de pouvoir solide sans reconnaissance. Le seul fait que l’hégémonie américaine n’est pas reconnue comme légitime par la majorité des États et des peuples - lesquels, de plus en plus, forment une manière de démocratie d’opinion à l’échelle du monde -, et qu’elle ne le sera vraisemblablement jamais, la condamne à disparaître à plus ou moins brève échéance.

À ce facteur psychologique et symbolique il convient d’ajouter la dynamique de l’économie mondiale qui est en train de pousser la Chine au premier rang à l’horizon du demi-siècle qui vient. Un monde westphalien dans lequel l’actuelle hégémonie sera de plus en plus disputée est un monde inévitablement violent et dangereux, et c’est pourquoi il est urgent que l’Histoire prenne le tournant que le philosophe Kant, il y a deux siècles, désignait comme un idéal de la raison. Opposé à un gouvernement mondial où il devinait le danger du despotisme, Kant prévoyait néanmoins une " société des nations " (l’expression est de lui) pour laquelle les différents États accepteraient de se dessaisir d’une partie de leur souveraineté afin d’établir la paix universelle. Les États, en effet, continuent de se comporter les uns vis-à-vis des autres en sauvages. Or, de même que la formation d’un État exige que les individus renoncent à leur violence individuelle pour se soumettre à la loi commune, dans la société des nations, les États devront renoncer à leur violence particulière pour se soumettre à une législation pacifique universelle. Cela dit, la condition pour que ces États acceptent d’abandonner une part de leurs prérogatives est qu’ils aient une constitution républicaine - donc que la loi commune soit déjà le principe de leur gouvernement. Là résident à la fois la faiblesse, la difficulté et le formidable défi de la pensée politique de Kant.

Deux cents ans après lui, force est de constater que nous n’avons pas beaucoup avancé sur cette voie. La Société des nations née après la Première Guerre mondiale a vécu vingt ans d’impuissances et de trahisons ; elle n’a pas résisté aux fascismes et à la Seconde Guerre mondiale. L’Organisation des nations unies qui a pris sa relève n’a jusqu’à présent guère fait mieux. Faute de bras armé puissant, faute de soutien actif de la part des grands États jaloux de leurs souverainetés, elle s’est vu réduite à une fonction morale dont l’efficacité ne s’est manifestée que pour les conflits les moins désastreux.

Une bonne partie des déséquilibres du monde actuel vient du gigantesque décalage entre la mondialisation (qui n’est pas seulement financière et économique, mais aussi scientifique, technique, culturelle, et même psychologique et morale) et le maintien d’un cadre politique qui reste celui des derniers siècles. Marx expliquait la Révolution française par la contradiction entre l’infrastructure (les forces productives et les rapports de production de la France de 1789) et la superstructure (l’organisation monarchique et féodale des hiérarchies et des privilèges). C’est une contradiction analogue entre l’économique et le politique qui déchire le monde actuel, d’où les violentes tensions qui, en l’absence de révolution possible ou pensable, ne manquent pas d’agiter un grand nombre de pays. Le cadre westphalien des États arc-boutés sur leur puissance, par ailleurs rognée par l’hégémonie d’un seul et par les transnationales sans frontières, sera de moins en moins adapté pour résoudre les formidables défis qui sont déjà ceux de l’humanité tout entière en termes de liberté civile, de justice sociale et de protection de l’environnement. Le dépassement de ce cadre dans une organisation des États unis (et non pas des " nations ", comme le sigle officiel le prétend illusoirement) qui serait de type confédéral, voire fédéral, est selon nous indispensable pour éviter à l’humanité de sombrer dans de trop prévisibles tragédies. Kant était prudent et modeste en proposant une simple société des nations garantissant la paix universelle. Il nous faudrait aller plus avant. Or nous sommes encore très loin de cette prudence et de cette modestie - d’où notre accablement.

Si aujourd’hui nous voulons la paix, la liberté, le bien-être, la justice, nous ne pouvons les vouloir que pour tous les hommes, car notre solidarité ne s’arrête pas aux frontières d’un pays ni même à celles d’un continent. Or cette mondialisation véritable, qui ne se limite pas aux marchés solvables, ne peut être que le fait d’une organisation politique universelle - universelle et pas seulement internationale. Puisque désormais l’humanité forme un peuple, grâce d’ailleurs à des forces que nul n’a réellement voulues, il faut que ce peuple soit libre, donc souverain. À l’égard de cette souveraineté véritable, seule légitime, celle des États, fussent-ils hégémoniques, apparaît comme le reliquat des antiques féodalités.

Marx disait que tant que la société ne sortira pas de la lutte des classes, elle ne sortira pas de sa préhistoire. Cette pensée peut être transposée sur la scène du monde : tant que les États ne sortiront pas de leur lutte pour la souveraineté, ils ne dépasseront pas leur préhistoire. L’Histoire en effet n’a pas encore, de ce point de vue, commencé. Espérons seulement qu’elle ne s’achèvera pas avant d’avoir commencé.

(*) Philosophe. Dernier ouvrage paru la Fin de l’humanité, Champ Vallon. 240 pages, 19 euros.


Expo-Prehistoire
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