Curiosité Heideggerienne ...
Ceux qui connaissent un tant soit peu Bataille ont peut-être perçu dans la note précédente où je me suis permis d'introduire sans l'annoncer un peu de ses « Moments Souverains ». Celui
qui se trouve être à l'origine de ces quelques notes vit une certaine similitude entre les moments souverains de Bataille, que j'avais présentés lors d'une « conférence » à la fac
(http://les-plumes-du-parthe.blogspot.com/2008/12/georges-bataille-un-commentaire-de.html), et ce que je lui ai présenté comme étant la curiosité, telle que la définit Heidegger, lorsqu'il me
demanda de lui parler de tout ça. Ayant manqué ce qui est essentiel dans ce concept de curiosité, on s'est assez vite perdus dans une conversation non dénuée d'intérêt, mais malheureusement vide
de toute pertinence.
Heidegger est un auteur difficile, en raison surtout du langage extrêmement technique qu'il a développé, même la curiosité, on le verra, n'est qu'une partie de ce qu'on entend en général par ce
mot et exclue radicalement l'autre, mais malgré sa technicité, il arrive que le langage commun retrouve précisément et sa pensée,et son langage.
Heidegger, dans Être et Temps, cherche à expliciter les différents modes d'être du sujet, c'est à dire à voir de quelle manière l'être en lui s'exprime et par quels moyens il parvient à connaître
quoi que ce soit de l'être. Ce faisant, il en vient à distinguer des modes d'être authentiques, et d'autres inauthentiques. Ces modes d'être inauthentiques sont de véritables modes d'être du
sujet, c'est à dire qu'ils expriment réellement une dimension, une composante de la nature du sujet, mais seulement, ils lui font manquer l'être des choses (et de lui-même) qu'il croit pourtant
atteindre. Il y a principalement trois modes d'être inauthentiques, qui sont tous trois une forme d'être sur le mode du on, c'est à dire qu'ils sont impersonnels et toujours fondé non sur un
rapport direct aux choses, mais sur un rapport médié par l'avis d'un tiers non identifiable qui n'est rien d'autre que la société. C'est en ce sens-là qu'ils sont jugés inauthentiques, car ils ne
se fondent pas sur la nature de l'être mais bien sur quelque chose qui, au final, reste au niveau superficiel du langage : ce n'est pas parce qu'une chose possède certaines qualités propres qu'il
faut l'avoir vue, mais simplement parce qu'on le dit.
Ces trois modes inauthentiques sont le bavardage, dans lequel on ne se soucie que de ce qu'on dit, et où on prend ce discours assumé par personne en particulier pour la vérité elle-même à l'aune
de laquelle nous évaluons et réformons nos idées, sans se soucier jamais de leur correspondance ou non correspondance avec les choses-mêmes, c'est à dire d'avec la nature des objets qui sont
pourtant en question. On ne sort ainsi pas de la simple sphère du discours et on manque les choses. Il en va de même d'une certaine manière de la curiosité. En effet, chez Heidegger, la curiosité
se limite à une portion assez limitée de ce que l'on appelle habituellement curiosité. Ici, ce n'est que l'envie de lire ce qu'on dit mériter d'être lu, voir ce qu'on dit important d'avoir vu, et
écouter les oeuvres que l'on doit avoir écouter. C'est là le quotidien, et en fait, parfois, c'est là la seule curiosité que l'on connaisse. À première vue, ça peut paraître un peu déroutant, on
pense que la curiosité, c'est un peu plus vaste. Mais si on oppose cette curiosité à quelque-chose qui serait un intérêt véritable, alors on accepte mieux ce concept, et d'ailleurs, le langage
commun ici recouvre la philosophie.
On dit en effet, et ce souvent pour se dédouaner, pour s'excuser aux yeux des autres qui risqueraient de voir cela comme stigmatisant, qu'on a lu un livre, était voir une exposition, par
curiosité. « Simplement par curiosité ». Parce qu'une pub nous a dit que c'était bien, ou un ami, et, d'une manière générale, parce qu'on dit que. Alors, que ce soit un livre, une
exposition, un film, un lieu ou quoi que ce soit d'autre, on le consomme sans trop y penser dans le seul but de l'avoir consommé, sans y chercher de sens particulier, sans vouloir ou même tenter
d'en percer l'être et d'en dégager une signification et souvent ça glisse sur notre conscience sans vraiment y laisser de trace, et passe, par la curiosité, de divertissement en divertissement
(ce concept là vient de Pascal, il ne me semble pas surfait ici. Le mode inauthentique nous fait manquer l'essentiel, comme le divertissement, la curiosité nous fait nous complaire dans des
objets qui ne peuvent sortir de leur dimension purement linguistique, car dans la curiosité, c'est un langage totalement indépendant des choses-mêmes qui est déterminant dans le choix de ce qu'il
convient ici d'appeler divertissements). D'ailleurs, là aussi, le langage commun est proche de ce que dit Heidegger, car non content de représenter une certaine défense, dire qu'on a été voir
quelque chose par curiosité est bien souvent la marque que l'on n'y a rien trouvé d'intéressant, qu'on y a été sans autre motivation que la conformité au « on dit ».
Or l'intérêt, c'est justement ce qu'on pourrait opposer à cette curiosité, comme étant déterminé non par un avis impersonnel et extérieur, mais par une certaine spécificité de la chose rencontrée
qui nous interpellerait et nous amènerait à essayer d'atteindre véritablement ce qu'elle est. J'avoue avoir lu Appolinaire et Rimbaud par curiosité, avoir vu beaucoup de films de la même manière,
le dernier en date étant Camille de Cukor, et m'être ennuyé à un certain nombre d'expositions pour n'y être allé que par curiosité. Il serait absurde cependant de vouloir aller contre ça, car
d'une part, c'est là un mode d'être quotidien, et qu'au quotidien on ne pourrait être autrement (cela révèle en effet une dimension de notre essence, et il est douteux que l'on puisse aller
contre), et d'autre part, parce qu'il n'est pas rare que la rencontre avec un objet qui va susciter notre intérêt survienne dans le cadre de cette curiosité, on se surprend alors à découvrir
quelque chose de profond et qui nous touche intimement et nous plonge dans sa réalité, nous séparant entièrement du contexte premier qui amena la rencontre et nous amène à nous construire et à
nous transformer à partir de là, dans ce rapport particulier qui se créé entre soi et la chose.
Ainsi en va-t-il de certains poèmes d'Appolinaire et de Rimbaud auxquels je pense souvent. Zones, « Et maintenant tu marche tout seul parmi la foule, des troupeaux d'autobus mugissant près
de toi roulent », ou la vénus Anadyomède, qui on acquis tout de suite une certaine consistance. Pareil pour Murakami Ryù. J'ai lu Bataille et Masoch par pur intérêt, parce qu'il me semblait
qu'ils étaient une base nécessaire à acquérir pour répondre aux questions que je me posais. J'ai lu L'étranger de Camus par curiosité et je n'y ai rien trouvé d'extraordinaire. Là, ça n'a pas
dépassé ce stade et je dois dire que je l'ai lu que parce que c'est un livre qu'il faut avoir lu, dit-on...