Joseph Macé-Scaron est directeur de la rédaction du Magazine Littéraire et producteur de l’émission littéraire Jeux d’épreuves sur France Culture.
Animal, trop animal ?
«La manière de naître, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et
que nous ajoutons à notre condition au-dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de notre raison» (Montaigne, Les Essais, II, 12). L’animal est un homme pour l’homme. Tout au moins si
l’on s’en tient aux discours. Dans notre monde saturé d’émotions, on ne s’est jamais déclaré aussi sensible à la souffrance non humaine. Jamais les maltraitances ou les brutalités envers les
animaux n’ont été aussi durement punies par la loi. Les animaux domestiques, devenus «de compagnie», occupent une place croissante dans nos vies et dans nos villes. Un exemple parmi d’autres:
l’adoption, le 15 octobre 1978 par l’Unesco, d’une «Déclaration universelle des droits de l’animal» qui proclame dans son préambule: «[...] tous les êtres vivants ayant une origine commune et
s’étant différenciés au cours de l’évolution des espèces [...], tout être vivant possède des droits naturels [...].» Une fois encore, la science s’en mêle. Les anthropologues étudiant les
grands singes observent que leurs comportements sont plus sophistiqués que ceux de nos propres ancêtres hominiens. Le primatologue Frans De Waal va jusqu’à évoquer l’existence d’une «culture
chimpanzé» quand d’autres scientifiques réclament en faveur de ces «doubles troublants de nous-mêmes» une protection de leur liberté individuelle. Bref, de même que nous tentons de surmonter
notre hostilité envers les êtres humains appartenant à d’autres tribus, à d’autres nations, à l’autre sexe, de même devrions-nous reconsidérer la «frontière de l’espèce»? Cela fait partie de
ce que Musil, qualifiant les solutions qui constituent en réalité avant tout
l’indice d’un problème, appelait les «fétiches de l’époque». Fétiches que les philosophes, quelquefois par conviction, mais souvent aussi par opportunisme, se mettent facilement à adorer.
Dans le même temps, cette proximité accrue entre l’homme et l’animal n’empêche nullement le premier de déployer un arsenal de cruautés qui scandaliseraient nos aïeux. «Nous sommes le seul
animal duquel le défaut offense nos propres compagnons et seuls qui avons à nous dérober, en nos actions naturelles, de notre espèce», souligne Montaigne. La place de l’animal est à repenser.
Et, encore une fois, la littérature a une longueur d’avance dans ce domaine. Pour être plus juste, la place de l’animal est tout simplement à penser, tant dans l’humanisme traditionnel que
dans ses déconstructions les plus bruyantes : qu’on le réifie pour se débarrasser du souci qu’il nous cause ou qu’on l’humanise pour le doter de droits, dans les deux cas, on passe
étrangement à côté de lui, on nie sa réalité, et tout aussi gravement on nie la nôtre. On recherche éperdument ce qui, en l’animal, annonce ou préfigure la culture humaine, y compris sous ses
formes les plus élevées: l’éthique, l’art, le langage, le rite funéraire, etc. Et on bifurque vers l’impasse dans laquelle une partie de la philosophie occidentale nous a engagés en voulant
«construire» l’animal à partir de l’humain. Une nouvelle fois, il faut écouter l’auteur des Essais: «Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le
Ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille. Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés ; mais c’est sous le visage d’une même nature. Il faut contraindre l’homme et
le ranger dans les barrières de cette police. » Notre orgueil se fourvoie en voulant déchirer l’unité de la nature pour nous placer au-dessus de tout le reste. La recherche de la diversité
est un apprentissage de l’unité. Ce faisant, Montaigne affirme, de nouveau, avec force, un humanisme du vivant. N’est-ce pas pour avoir privé de douceur les bêtes que les hommes ont pu, au
cours de l’humanité, en venir à exclure d’autres hommes des lois d’humanité ? Montaigne avant Adorno ou Isaac B. Singer. Montaigne en sceptique se demandant si la cruauté envers nos frères inférieurs et
l’impassibilité envers les souffrances d’autrui ne se répondent pas l’une l’autre comme les deux faces d’une même médaille métaphysique.