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Ecosia : Le Moteur De Recherch

22 janvier 2008 2 22 /01 /janvier /2008 12:26

“Nietzsche et la philosophie”, de Deleuze

Alors que Blondel s’intéressait plus particulièrement à la notion de Christianisme, Deleuze aborde Nietzsche sous l’angle plus « classique » de la généalogie, de la déconstruction, des origines ; c’est l’abord classique de Foucault, Deleuze, Derrida.
A l’instar de Blondel, Deleuze
[1] a bien compris que le projet nietzschéen était tout sauf nihiliste ; il s’agit en effet, non pas de nier le sens, mais de le créer, de le recréer. « Le projet le plus général de Nietzsche consiste en ceci : introduire en philosophie les concepts de sens et de valeur. » Rien de moins nihiliste que cela.
Pour créer les valeurs et le sens, Nietzsche fait appel à la démarche généalogique, c’est-à-dire remonter aux sources historiques de ce que l’on croit éternel et ainsi montrer l’historicité, la relativité d’une idée ou d’une croyance. C’est ce que Deleuze suggère dans un chiasme bienvenu : « Généalogie veut dire à la fois valeur de l’origine et origine des valeurs. »
 
Mais rappelons-nous ce que nous avions décelé dans la lecture de Blondel : la volonté de puissance est jeu de différentiel, manifestation de force à l’égard du monde ; comment penser le sens dans le cadre même de la force, de la volonté de puissance ? (peut-être Derrida aurait-il pu faire un jeu de mots comme volonté de pui-sens) Chez Deleuze, le sens est précisément cela même dont s’empare la force ; la force exprime le sens en s’en emparant. « Tous les sens ne se valent pas. Une chose a autant de sens qu’il y a de forces capables de s’en emparer. » Deleuze affirme lui aussi que la volonté désire affirmer sa puissance, sa force, et le sens naît de cette volonté d’affirmation ; seulement, poursuit-il, en affirmant sa force, elle se prend dans le réseau différentiel, et loin de chercher la « réconciliation » hégélienne, elle culmine en l’affirmation de sa différence
[2]. La volonté de puissance est donc, d’emblée, chez Deleuze, marquée du sceau de l’anti-hégélianisme.
 
D’où provient le sens dans ces conditions ? Nous l’avons vu, d’une force, capable d’interpréter la chose. La volonté de puissance est interprétation. Mais comment exprimer cette interprétation, comment dire le sens ? Dire le sens, n’est-ce pas nécessairement utiliser des catégories grammaticales, elles-mêmes figées, pleines de relents métaphysiques nauséabonds ? Nietzsche est contraint d’inventer ou d’utiliser une autre forme que celle du texte construit, soumis aux catégories métaphysiques de la grammaire : ce sera l’aphorisme. « Seul l’aphorisme est capable de dire le sens, l’aphorisme est l’interprétation et l’art d’évaluer : il dit les valeurs. »

Deleuze propose pour clore le premier chapitre une des fulgurances dont il a le secret, autour du tragique. Le tragique est lié à Dionysos comme jouissance du multiple, de la différence ; le jeu différentiel, le jeu de l’irréductible pluralité c’est cela même le tragique. Le tragique survient comme la contingence du multiple, de laquelle naît la nécessité. Le monde est un nombre infini de dés, dont le résultat est la sommation nécessaire de chacun d’entre eux. « Les dés qu’on lance une fois sont l’affirmation du hasard, la combinaison qu’ils forment en tombant est l’affirmation de la nécessité. La nécessité s’affirme du hasard, au sens exact où l’être s’affirme du devenir et l’un du multiple. » Ce jeu différentiel contingent produit la nécessité comme le devenir produit l’Etre. Si bien que la tragique comme affirmation du hasard est affirmation de la nécessité, car toute affirmation est prise dans le devenir donc dans l’Etre.

Disons-le tout de suite, la fulgurance deleuzienne est plus fulgurante (si je puis dire) que juste ; il y a là un pseudo-raisonnement par association, qui joue sur des concepts opposés, afin de les faire correspondre, d’une manière tout hégélienne. De surcroît, il y a un présupposé ininterrogé de la conclusion : l’Etre est nécessité. Or, rien n’est moins sûr. L’Etre comme nécessité, c’est une reprise métaphysique, dont Deleuze est somme toute coutumier. Bref, j’ai tendance à me méfier des coups d’éclat deleuziens qui ne convainquent que les inconditionnels du vieux Deleuze.
 
Le deuxième chapitre aborde un couple conceptuel au cœur de l’interprétation deleuzienne de Nietzsche : l’actif et le réactif. Deleuze propose une lecture très personnelle de ce couple : « Tout rapport de forces constitue un corps. » et « Dans un corps, les forces supérieures ou dominantes sont dites actives, les forces inférieures ou dominées sont dites réactives. » C’est typiquement là le Deleuze que je n’aime pas. Qu’est-ce qu’un corps dans ce contexte ? Evidemment pas le corps physiologique puisqu’il s’agit d’un rapport de forces, donc d’une dualité, et le corps n’est pas duel ; Deleuze emploie ici le corps au sens mathématique du terme ; c’est un ensemble défini par deux lois de composition interne. Ces pseudo-mathématiques souvent utilisées par Deleuze (et Baudrillard) sont absolument ridicules et ne cherchent qu’à asseoir un vocabulaire flottant et somme toute pédant.
Les forces supérieures du corps, on l’aura compris, ce sont les forces de la volonté ; inversement, les forces réactives, ce sont celles de la conscience ; la conscience est réaction du moi qui cherche à affirmer son unité face à la pluralité, face au jeu différentiel du monde. Volonté et conscience forment donc un corps, au sens mathématique, tout en ayant des déterminations physiologiques ; il y a là, très certainement, un jeu de mots sur le sens du « corps », dont Deleuze aurait pu faire l’économie.
Comment mesurer les forces ? Deleuze avance deux critères : qualitatifs et quantitatifs. Très curieusement, Deleuze voit chez Nietzsche un primat de la quantité sur la qualité, un passage de la qualité à la quantité, sans même s’apercevoir qu’il s’agit là, encore une fois, d’une démarche teintée d’hégélianisme. La quantité succède à la qualité, et s’oppose à l’identité comme la pluralité à l’unité. Quelle que soit la chose, elle est pourvue d’une qualité ; c’est sa première détermination, et cela c’est du Hegel. En revanche, la quantité de force est seconde, et la volonté de puissance est cela même à partir de quoi se différencient qualitativement une première fois les choses, puis quantitativement, puis à nouveau qualitativement ; différence et répétition… Nous avons donc là une volonté de puissance comme origine de la différence et de la répétition, une volonté de puissance qui n’est pas activité, qui n’est pas force, mais qui est origine ; elle est ce à partir de quoi la chose prend son sens, par le jeu différentiel.
 
Le chapitre se clôt, très curieusement, sur une dialectique de la négation de la négation, sur une négation de la réaction qui engendre l’activité, la force active. Comment Deleuze peut-il attribuer autant d’hégélianisme à Nietzsche tout en refusant radicalement le hégélianisme de Nietzsche ? La réponse est simple : parce que Deleuze a toujours davantage recherché la fulgurance et la formule que la rigueur conceptuelle.
 
Le troisième chapitre se présente comme une mise en pratique de la démarche généalogique. Peut-il y avoir une science non réactive ? Oui, ce sera la science des « symptômes ». Au lieu d’étudier le phénomène pour lui-même, on s’intéressera à lui en tant que symptôme, en tant que porteur d’un sens qu’il s’agit de décrypter. On en établira sa typologie (qualité) et sa généalogie (noblesse / bassesse) La volonté de puissance n’est donc pas ce qui désire, elle est ce qui donne du sens, elle est ce qui octroie sa propre volonté à la chose. Le problème de Kant est qu’il « a conçu la critique comme une force qui devait porter sur toutes les prétentions à la connaissance et à la vérité, mais non pas sur la connaissance elle – même, non pas sur la vérité elle même. » Kant en est resté aux conditions par lesquelles on formait une représentation, par lesquelles on connaissait justement, mais il n’a pas exercé la critique à l’égard de la vérité elle-même ; il ne s’est pas demandé à quelle condition de possibilité on pouvait parler de vérité.
Alors que la vie est exercice de la volonté de puissance, la connaissance est réactive ; elle est recherche de l’unité au mépris de la complexité différentielle du réel. La tâche de la pensée ne doit plus être de former des connaissances, mais bien plutôt d’inventer de nouvelles possibilités de vie. « La vie faisant de la pensée quelque chose d’actif, la pensée faisant de la vie quelque chose d’affirmatif. » tel est le projet nietzschéen.
Quelles sont les conséquences d’une telle association de la vie et de la pensée ? Tout simplement que la pensée n’a plus pour tâche de fonder le vrai, le vrai n’est plus l’élément de la pensée ; désormais, le sens et la valeur sont les objets de la pensée.
 
Moralement, les forces réactives désignent une attitude très précise : le ressentiment. Consciemment, la réaction est ressentiment ; inconsciemment, elle est préservation de traces mnésiques. L’homme du ressentiment vit au passif, et au passé. Il a besoin de la méchanceté des autres pour se sentir bon ; plus les autres sont méchants, plus il se sent pur ; plus autrui est indigne, laid, plus il se croit porteur d’une valeur morale. Il forme le sophisme suivant ; tu es méchant, donc je suis bon. En somme, le positif n’existe que comme négation. (je ne voudrais pas insister lourdement, mais ça c’est encore du Hegel)
D’où proviennent le bien et le mal ? Ce sont des valeurs créées, naturellement historiques, et absolument pas absolues ; elles résultent d’une suspension de l’action ; en se retenant d’agir, on transforme le bon et le mauvais en bien et en mal. Ce qui était physiologique devient moral. « Cessant d’être agies, les forces réactives projettent l’image renversée » Et cela, c’est le prêtre judaïque qui l’a fait en premier. La force active suspendue se retourne contre soi et devient douleur, douleur intense, douleur accusatoire. Et « on fait de la douleur la conséquence d’un péché, d’une faute. » La douleur est punition volontaire, intériorisée, « la douleur ne paie plus que les intérêts de la dette ; la douleur est intériorisée, la responsabilité est devenue responsabilité culpabilité. »
L’idéal qui exprime le triomphe des idées réactives, du ressentiment, c’est l’idéal ascétique. Et le moteur de ces forces, c’est le nihilisme.
 
Le dernier chapitre est consacré à la polémique contre Hegel ; le surhomme est contre la dialectique hégélienne ; disons le tout de suite, je ne suis pas convaincu par cette interprétation. Nietzsche serait contre l’immanence des valeurs, l’homme de la réaction serait l’homme hégélien, en creux ; « il ne connaît plus de valeurs supérieures à la vie, mais seulement une vie réactive qui se contente de soi, qui prétend sécréter ses propres valeurs. » Et cela ce serait l’homme hégélien.
La mauvaise conscience est réinterprétation de la conscience malheureuse de la Phénoménologie de l’esprit. La dialectique, ce sont « les forces réactives qui s’expriment dans l’opposition, c’est la volonté de néant qui s’exprime dans le travail du négatif. » Il y a là une magnifique mauvaise foi de la part de Deleuze ; le négatif est le moteur dialectique, en aucun cas son issue ; Deleuze feint de croire que le négatif est cela même sur quoi débouche la dialectique alors qu’elle n’est que le moyen par lequel s’accomplit l’absolu. C’est d’autant plus erroné que Nietzsche ne cesse de procéder par négatif, aussi bien dans la vie active que réactive ; l’homme du ressentiment est bon par négation du méchant, mais inversement, l’homme de l’action, celui qui exerce sa volonté de puissance est pris dans un jeu différentiel qui suppose précisément, dans le cadre de son accomplissement, qu’il soit en mesure de nier tout en dépassant (aufheben) le monde en sa différence. Le par-delà bien et mal que désire Nietzsche n’est pas si éloigné que le pense Deleuze de l’absolu hégélien, de la réconciliation hégélienne qui cherche, elle aussi, à ne plus être soumise à des couples d’opposition binaire. La manière par laquelle Deleuze interprète le travail du négatif comme nihilisme est pour cette raison inacceptable : elle serait juste si le négatif était le terme de la dialectique, mais ce n’est pas le cas.
 
En conclusion, outre cet anti-hégélianisme très primaire de Deleuze, fondé sur un refus de l’activité positive du négatif, et sur une mésinterprétation profonde de Hegel, Nietzsche et la philosophie demeure un ouvrage de référence, notamment en raison du couple interprétatif réactif / actif,  et de la volonté de puissance comme source du sens. « Que le multiple, le devenir, le hasard soient objet d’affirmation pure, tel est le sens de la philosophie de Nietzsche. »
 


 


 

 

[1] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962

[2] N’oublions jamais que le maître-ouvrage de Deleuze sera Différence et répétition

 


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